« Des poètes convertis en soldats par nécessité »
Par Jorge Majfud Traduit par Fausto Giudice
L’Amérique latine est peut-être la région du monde où la
double condition d’homme d’armes et de lettres, thème de l’Espagne de Cervantès, a été la plus récurrente. Même le chef rebelle légendaire, Tupac Amaru II, qui fut
décapité après le supplice d’un écartèlement raté par quatre chevaux, était un Indien avec une double éducation.
Il savait l’espagnol , il avait lu l’ Inca Gracilaso de la Vega et partageait ses lectures avec ses proches du groupe de ses disciples rebelles
(Fox, 16), ce qui rappelle Ernesto Che Guevara lisant Neruda, écrivant des journaux, des essais et de la poésie ou enseignant le français à ses guérilleros mal
armés.
Beaucoup des intellectuels évoqués ici ont dérivé des lettres au militantisme, de Sandino à Rodolfo Walsh,
en passant par Ernesto Guevara, Francisco Urondo et Roque Dalton. Dalton admet qu’il est arrivé au militantisme à partir de la poésie. Guevara, le médecin tenait l’écriture pour une
profession sacrée comme il l’a reconnu, par exemple, dans une lettre à Ernesto Sábato, après le triomphe de la Révolution cubaine. Son père, Ernesto Guevara Lynch, a reconnu qu’Ernesto lisait
enfant Don Quichotte mais que « les poèmes de Neruda lavaient suscité chez lui une admiration particulière ». Cette référence
hispanique au Quichotte est fréquente.
Pour leur premier voyage, Granados et Guevara , sur leur moto, reproduisent la chevauchée errante
de Don Quichotte et Sancho Pança. De longues années plus tard, quand il part pour sa dernière aventure révolutionnaire, le Che écrit à ses parents, reconnaissant que « je
sens de nouveau sous mes talons les côtes de Rossinante, je retourne sur la route avec mon bouclier sur le bras. »(Correspondance, 29). Mais ce parallèle valide doit s’entendre dans
le contexte d’une culture dominante qui retient l’image de l’Hidalgo de la Manche plutôt que la vague image quasi inexistante d’un serpent à plumes.
Si Don Quichotte est un justicier solitaire, il est l’antihéros, dont on ne s’attend pas à ce
que les lecteurs croient en la validité de ses actes, au-delà de l’aventure littéraire, mais bien au contraire : le ridicule par exemple, et non l’homme-dieu , arrivant sur une
terre pour imposer l’ordre juste qui rende son harmonie au cosmos. Le même voyage que font Guevara et Granados, a été fait deux siècles auparavant par Concolorcorvo et Don Alonso,
autre image de héros donquichottesque.
Pas tant le Neruda des 20 poèmes d’amour que le Neruda la vibrant et audacieux du Canto
General et deRésidences (Gonzales 70). Guevara lui-même fut l’auteur de quelques poèmes publiés. Dans ses discours publics, comme celui donné à l’ONU, on peut apprécier le
rythme poétique de Neruda et l’on sait que dans ses campagnes de guérilla il avait avec lui des livres du Chilien.
Ceux qui n’ont pas franchi ce pas radical dans l’engagement, l’ont remplacée par le militantisme
politique, comme Mario Benedetti ou bien ils ont chanté cette dualité commune : « à la lumière d’un feu de camp, Sandino lisant Don Quichotte »(Cardinal, Chant,
47). Cardinal insiste ensuite sur la même idée : « Sandino n’avait pas un visage de soldat, / Mais de poète converti en soldat par nécessité » (Cardenal,
Anthologie, 13). Plus tard, dans « Nezahualcoyotl », le poète catholique chante les dieux américains et révèle cette origine ancestrale, le mythe du poète justicier.
« Le roi dit :"et / Je suis un chanteur ..."/ Le roi-poète, le roi -philosophe (anciennement Roi-guérillero) / changea son nom " Léon-Fort " en "Coyote-affamé". [...] Il
renversa des tyrans et des juntes militaires » (Anthologie, 180). Plus loin il poétise le pas d’ « un homme d’État et poète, quand il y avait la démocratie à Texcoco »,
marchant
Sous les avocats ; il va avec Moctezuma I et d’autres poètes [...]
Oh Moctezuma
seule, parmi les peintures de tes livres
perdurera la ville de Tenotchitlán
le pouvoir de dire quelques mots de vérité au milieu des choses qui périssent. (181)
Une centaine d’années avant Don Quichotte, Le conquérant et aventurier Hernan Cortes s’enivrait de littérature à l’Université de Salamanque, où il ne fut pas un bon étudiant. Comme le
redresseur de torts de La Manche, Cortés lisait des romans de chevalerie et des récits fabuleux de la découverte de l’Amérique. Il ne répondait à l’appel ni de la justice ni de l’engagement,
mais à celui de l’aventure et de l’ambition. Il a conquis une civilisation très supérieure à ses propres forces et devint l’un des best-sellers littéraire de l’Europe de son
temps.
Dans cette antique condition de l’homme "d’armes et de lettres" qui se reproduit en Amérique latine, dans presque tous les cas, les lettres ont précédé les armes ou l’engagement. Mais l’écrivain engagé contemporain est définitivement marqué par l’humanisme prométhéen - liberté, égalité, progrès – et par le paradigme préhispanique : le sacrifice et la renaissance de l’humanité.
Jacksonville University
April 2010.
Original : Armas y letras en América Latina : “Poetas convertidos en soldados por necesidad”
Lettre d'information du site "Oulala.net"