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4 décembre 2010 6 04 /12 /décembre /2010 17:35

 

 

L’intervention qui fait l’objet de cette note part d’un questionnement simple, presque d’un constat d’évidence : pourquoi la visée émancipatrice n’est-elle plus associée au projet de transformation de la société ?

 

C’est en scrutant ce qui lui apparaît comme les causes de cette disparition que nous allons découvrir au fil de son analyse les procédures sociales et culturelles qui ont rendu possible cette occultation dans le débat politique, jusque dans les rangs des forces de gauche, qui n’ont pas toujours su dépasser les limites de leurs analyses et de leurs concepts, y compris marxistes.

 

Le regard critique de l’auteur plonge profond, au cœur d’une activité caractéristique de l’espèce humaine, le travail, pour nous dévoiler ce que sa transmutation en emploi a permis d’escamoter au regard de tous, en termes d’exploitation et d’aliénation à l’encontre des femmes et des hommes au travail. Or, ce temps de maltraitance sociale et psychique finit par contaminer les besoins éprouvés dans le temps hors travail et l’aspiration à en être distrait, à se divertir tend à dominer les activités culturelles de loisir au détriment d’expressions culturelles plus exigeantes. C’est dans cet espace que s’engouffre le capitalisme contemporain qui produit désormais et les marchandises et le désir de les consommer avec ses industries culturelles, de la publicité à l’« intertainment », vouées à occuper le temps dit libre.

 

Toute l’originalité du propos de l’auteur de cette note réside ici dans la description du rôle inédit que joue à ses yeux la télévision, au sein du dispositif médiatique, pour gagner l’assentiment des gens au monde du capital, présenté comme le leur, en usant d’un populisme capable de dévoyer l’aspiration à l’émancipation humaine. Il y a urgence à réagir en empruntant quelques pistes soumises à notre réflexion par Bernard Vasseur.

 

Bernard Vasseur est philosophe et directeur du Centre de recherche et de création Elsa Triolet-Louis Aragon. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages sur des artistes peintres actuels.

ISBN : 2-916374-27-2 Juillet 2010 - 32 pages

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4 décembre 2010 6 04 /12 /décembre /2010 11:17

 

Couverture-1-.JPG

 

 

Vous trouverez ce livre dans les bonnes librairies dès la fin du mois de décembre, vous vez donc l'information en avant première.

C'est une idée de cadeau !!!

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29 novembre 2010 1 29 /11 /novembre /2010 19:44

 

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Texte publié avec l’aimable autorisation de la revue et de l’auteur, extrait de Cultures & Conflits , n°69, avril 2008, pp. 07-18 © Cultures & Conflits, L’Harmattan, avril 2008

Jérôme Valluy est Maître de conférences en science politique à l’université Panthéon-Sorbonne (Paris-1), chercheur au Centre de recherches politiques de la Sorbonne (CRPS, Paris-1 - CNRS), chercheur associé au Centre d’études africaines (CEAF, EHESS), membre du Groupe de pilotage du réseau scientifique TERRA et de l’Observatoire de l’institutionnalisation de la xénophobie (Observ.i.x). Ses recherches portent sur les politiques du droit d’asile et sur les enjeux migratoires en Europe et en Afrique. Email : jerome.valluy@univ-paris1.fr

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Annoncée à la télévision le 8 mars 2007 par le candidat Nicolas Sarkozy, la création du ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement a d’abord été en France une promesse électorale, un sujet de campagne et aurait pu connaître le sort d’autres idées de ce genre : être oubliée ou reformulée une fois le candidat arrivé au pouvoir. On pouvait alors se demander s’il ne s’agissait que d’un simple gadget de campagne, destiné à ratisser les voix de l’extrême droite, ou d’un axe idéologique et stratégique de recomposition de la droite autour de son nouveau leader. Le 18 mai 2007, l’annonce de la composition du gouvernement apporte des éléments de réponse : non seulement le nouveau ministère est bien là, mais en bonne position dans l’organigramme, confié de surcroît au plus fidèle collaborateur du nouveau président, avec un intitulé « à rallonge » qui laisse augurer d’un champ de compétence extensible, logé rue de Grenelle à proximité des Affaires sociales et du ministère de l’Education. On pouvait alors se demander encore si ce nouveau ministère serait éphémère, comme d’autres dans le passé (« temps libre », « économie solidaire », etc.), ou durable comme certains ministères récents (« culture », « environnement », etc.).

Le 1er juin 2007, paraît au Journal officiel le décret d’attribution du nouveau ministre. L’article 1er (page suivante) explicite les finalités répressives / antimigratoires données à ce ministère : lutte contre l’immigration illégale, contre la fraude documentaire des étrangers, contre le travail illégal des étrangers et sur la politique des visas qui leur sont délivrés (trois premiers tirets). Le décret montre aussi que ce nouveau ministère, comme d’autres avant lui – la culture en 1958, l’environnement en 1971 – regroupe, par co-tutelles et coordination interministérielle, des missions et administrations jusque-là rattachées à d’autres ministères plus anciens (signalés entre crochets) :

Décret n°2007-999 du 31 mai 2007 relatif aux attributions du ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement :

Article 1 : « Le ministre de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement prépare et met en oeuvre la politique du gouvernement en matière d’immigration, d’asile, d’intégration des populations immigrées, de promotion de l’identité nationale et de codéveloppement. Il prépare et met en oeuvre les règles relatives aux conditions d’entrée, de séjour et d’exercice d’une activité professionnelle en France des ressortissants étrangers. Il est chargé :
- en liaison avec le ministre de l’Intérieur, de l’Outre-Mer et des Collectivités territoriales, de la lutte contre l’immigration illégale et la fraude documentaire intéressant des ressortissants étrangers ; [Intérieur]
- en liaison avec le ministre de l’Intérieur, de l’Outre-Mer et des Collectivités territoriales et le ministre du Travail, des relations sociales et de la solidarité, de la lutte contre le travail illégal des étrangers ; [Intérieur]
- conjointement avec le ministre des Affaires étrangères et européennes, de la politique d’attribution des visas. [Affaires étrangères]

Il est compétent, dans le respect des attributions de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides et de la Commission des recours des réfugiés, en matière d’exercice du droit d’asile et de protection subsidiaire et de prise en charge sociale des personnes intéressées. [Affaires étrangères] [Affaires sociales]

Il est responsable de l’accueil en France des ressortissants étrangers qui souhaitent s’y établir et est chargé de l’ensemble des questions concernant l’intégration des populations immigrées en France. [Affaire sociales] Pour l’exercice de cette mission, il est associé à la définition et à la mise en oeuvre des politiques d’éducation, [Education nationale] de culture [Culture] et de communication [Communication], de formation professionnelle [Travail], d’action sociale, de la ville [Ville / Logement], d’accès aux soins [Santé], à l’emploi et au logement et de lutte contre les discriminations.

Il a la charge des naturalisations et de l’enregistrement des déclarations de nationalité à raison du mariage. [Intérieur] Il est associé à l’exercice par le Garde des sceaux, ministre de la Justice, de ses attributions en matière de déclaration de nationalité et de délivrance des certificats de nationalité française. [Justice]

Avec les ministres intéressés, il participe, auprès des ressortissants étrangers, à la politique d’apprentissage, de maîtrise et de diffusion de la langue française, [Education nationale]. Il est associé à la politique menée en faveur du rayonnement de la francophonie. [Affaires étrangères]

Il participe, en liaison avec les ministres intéressés, à la politique de la mémoire [Culture] et à la promotion de la citoyenneté et des principes et valeurs de la République. [Education nationale]

Il est chargé de la politique de codéveloppement et, en liaison avec le ministre des Affaires étrangères et européennes et le ministre de l’Economie, des Finances et de l’Emploi, participe à la définition et à la mise en oeuvre des autres politiques de coopération et d’aide au développement qui concourent au contrôle des migrations. [Affaires étrangères]

Dans le respect des attributions du ministre de l’Economie, des Finances et de l’Emploi en matière de statistique, il coordonne la collecte, l’analyse et la diffusion des données relatives à l’immigration et à l’intégration des populations immigrées. Il est associé à la collecte et à l’analyse des données relatives à la population. [Recherche] » Durant les six semaines suivant sa création, de mi-mai à fin juin 2007, de nombreuses voix associatives et universitaires s’expriment contre le principe de cette création ministérielle et sont relayées par les médias. Une controverse se développe, notamment à travers les rubriques « Opinions » des quotidiens nationaux auxquelles répondent les initiatives du nouveau ministre pour construire sa propre identité ministérielle. Les associations de solidarité, mais aussi les universitaires jouent un rôle important dans cette phase, notamment les huit historiens démissionnaires (18 mai 2007) de la Cité nationale de l’histoire de l’immigration qui considèrent que la création de ce ministère invalide le projet de la Cité de reconnaître l’apport et de changer le regard sur l’immigration. Avec eux, les associations d’anthropologie (l’Association française d’anthropologie, l’Association pour la recherche en anthropologie sociale), d’ethnologie (la Société d’ethnologie française), ainsi que des réseaux de chercheurs (réseau thématique sur l’immigration de l’Association française de sociologie, réseau scientifique TERRA) organisent une rencontre de près deux cents chercheurs (27 juin 2007 à l’EHESS) qui expriment leurs inquiétudes « sur les amalgames opposant l’immigration à l’identité nationale et sur l’institutionnalisation du racisme et de la xénophobie ».

En revanche, les partis politiques sont peu présents : les petits partis de gauche s’expriment mais n’ont guère d’audience, et les deux partis du centre de l’espace politique n’en font pas un axe central de leur communication. Les deux challengers de Nicolas Sarkozy, au centre-droit (François Bayrou) et au centregauche (Ségolène Royal), n’avaient pas écarté le projet de créer, en cas de victoire, un ministère de l’Immigration, leur divergence politique s’exprimant seulement sur l’intitulé « identité nationale ». Début juillet 2007, la lettre de cadrage du président de la République au nouveau ministre précise ses missions :

  • « Il ne saurait par ailleurs y avoir d’immigration maîtrisée si notre pays n’est pas capable de lutter contre l’immigration illégale. Vous renforcerez donc les moyens techniques mis en place depuis 2002 pour lutter contre l’immigration clandestine, en particulier la biométrie. Vous poursuivrez la politique de lutte contre les filières d’immigration illégale et de travail clandestin et vous prendrez les dispositions nécessaires pour simplifier considérablement les procédures d’éloignement. Vous vous fixerez des objectifs exigeants en termes de reconduite à la frontière. Les régularisations seront mises en oeuvre au cas par cas, à titre exceptionnel, uniquement si des raisons humanitaires le justifient. » (Lettre de mission de N. Sarkozy à B. Hortefeux, 9 juillet 2007).

Durant l’été 2007, la controverse se poursuit, mais au rythme lent du débat politique estival. Le journal Libération maintient l’attention de ses lecteurs sur le sujet en publiant régulièrement des reportages et des témoignages.

Au sortir de l’été, le nouveau ministère semble déjà faire partie du paysage politique de la France. On entre dans une phase de mobilisations moins bruyantes, et déjà moins visibles dans les médias, de diverses professions, notamment de fonctionnaires (policiers, inspecteurs du travail, instituteurs, agents de l’ANPE, etc.) qui ressentent chaque jour davantage la pression politique qu’exerce ce ministère sur les cadrages idéologiques et les tâches quotidiennes de leurs métiers respectifs, dans le sens d’une chasse généralisée aux exilés. L’adoption d’une nouvelle loi contre l’immigration suscite quelques oppositions focalisées sur un dispositif symbolique – « le test ADN » – mais non contre tous les éléments de la loi, et moins encore contre le ministère de l’Identité nationale dans son principe. De leur côté, les chercheurs en sciences humaines préparent, avec des temps de production relativement longs par rapport à une actualité qui avance de manière fulgurante, des ouvrages et numéros de revues destinés à paraître au début de l’année 2008. Les conférences en vue d’alerter et d’éclairer l’opinion publique se multiplient, mais leur audience demeure limitée. Les résistances animées par les associations de solidarité réunies dans le collectif « Unies contre l’immigration jetable » (UCIJ) ainsi que par les instituteurs et parents d’élèves reliés au Réseau éducation sans frontières (RESF) se prolongent, mais sans obtenir de soutiens nouveaux ou supplémentaires de la part des médias ou des états-majors nationaux des « grands » partis politiques.

Parallèlement, les politiques tendant à multiplier les contrôles, repérages, transmissions d’informations, arrestations, rafles et expulsions s’intensifient avec des objectifs chiffrés, fixés notamment par le nouveau ministre de l’Identité nationale et de l’Immigration.

Ainsi, l’effet de surprise qui était perceptible en mai-juin 2007 dans la conjoncture post-électorale et émotionnelle de création de ce nouveau ministère semble s’estomper en quelques mois. Le nouveau ministère se fond, avec une relative facilitée, dans le paysage politique ordinaire des citoyens français. Ce constat d’acclimatation rapide suffirait à soulever une question qui se justifie, on le verra, par d’autres observations, plus fondamentales, sur la période antérieure : cette banalisation rapide du nouveau ministère n’est-elle pas le signe d’une acceptabilité déjà ancienne et large, dans la société française, de chacune de ses tâches ? Malgré le caractère inédit d’une telle structure ministérielle dans l’histoire des institutions françaises depuis deux siècles, celle-ci estelle aussi novatrice qu’il y parut de prime abord, au moment de sa « création  » ? D’une certaine manière, ce ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration n’existait-il pas longtemps avant de se trouver institutionnalisé dans l’organigramme gouvernemental ?

Le projet de ce numéro de la revue Cultures & Conflits s’est formé dans le sillage du forum des sciences humaines réuni le 27 juin à l’EHESS face à la création de ce ministère. Il réunit les résultats de recherches toutes très avancées, réalisées par des spécialistes travaillant sur le domaine depuis de nombreuses années et qui ont en commun d’inscrire cette création ministérielle dans une histoire de longue durée. Il ne s’agit pas de minimiser la portée politique de cette création ministérielle, ni de négliger le seuil symbolique qu’elle fait franchir à l’appareil d’Etat dans sa fonction de production idéologique mais, au contraire, d’en montrer la profondeur historique, et donc l’ampleur sociologique, en revenant sur des observations qui ne sont pas inédites, mais dont le regroupement fait apparaître cette histoire séculaire et peu connue dont le nouveau ministère est l’un des résultats.

En procédant à ce regroupement de compétences déjà acquises et de travaux aboutis, il est possible d’apporter des éclairages de recherches en sciences sociales qui relativisent non pas l’événement, mais la présentation qui en a été faite par les médias et, en particulier, sa réduction à une trouvaille de candidat entreprenant ou à une simple tactique de campagne. Sans écarter cette finalité électorale, il s’agit de comprendre pourquoi une telle stratégie devient aujourd’hui particulièrement rentable.

Les travaux réunis dans ce numéro font découvrir une autre dimension de cette création ministérielle en montrant qu’elle est issue d’une tendance séculaire de la vie politique et de la culture politique européenne, et d’une accentuation de certains de ses traits au tournant des XXe et XXIe siècles, notamment l’inclination au racisme, à la xénophobie et au nationalisme. Au regard de ces travaux, la création d’un ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration n’est pas la nouveauté radicale à laquelle l’ébullition électorale et les émois du printemps 2007 pouvaient laisser croire, mais le reflet d’un phénomène plus profond, la cristallisation institutionnelle d’une culture politique façonnée par des décennies de xénophobie élitaire, notamment technocratique, mais aussi politicienne voire intellectuelle, qui construit comme une évidence le caractère problématique de la présence étrangère.

Par « xénophobie », nous entendons l’ensemble des discours et des actes tendant à désigner l’étranger comme un problème, un risque ou une menace pour la société d’accueil et à le tenir à l’écart de cette société, que l’étranger soit au loin et susceptible de venir, ou déjà arrivé dans cette société, ou encore installé depuis longtemps. A partir de cette définition préalable, on peut distinguer une xénophobie de gouvernement ayant une histoire, des caractéristiques et des formes d’expression spécifiques et qui est distincte de la xénophobie contestataire d’extrême droite que l’Europe redécouvre depuis un peu plus de deux décennies.

Cette distinction n’exclut pas les phénomènes de transferts, d’entrecroisements et de mimétismes entre les deux catégories : en Autriche, en Italie, en Suisse, aux Pays-Bas, etc. des partis ou des leaders d’extrême droite sont entrés au gouvernement ou dans la coalition gouvernementale. Mais elle permet d’éviter certains travers de nombreux travaux sur le « populisme » : ne pas réserver l’exclusivité du fait xénophobe aux groupuscules ou partis d’extrême droite et, à travers leur qualification de populiste, aux classes populaires ; ne pas en exonérer a priori les élites dirigeantes, administratives et politiques. Elle permet ainsi de reconsidérer les phénomènes de racisme, les problèmes d’intégration, de discrimination en ce qui concerne l’origine sociale, élitaire ou populaire, de ce qui les exacerbe ainsi que l’origine des politiques anti-migratoires et, partant, certaines interprétations de sens commun sur les articulations et relations de causalités entre les dynamiques historiques de l’une et de l’autre forme de xénophobie : est-ce la xénophobie contestataire qui entraîne la radicalisation des politiques anti-migratoires ou la xénophobie de gouvernement diffusée par les politiques publiques qui propulse la remontée électorale des nationalismes xénophobes ?

Si l’on parvenait à ne conceptualiser qu’une seule forme de xénophobie, à ne voir que ses manifestations populaires, dans les propos racistes (jurons, insultes, stéréotypes racistes, etc.) ou discriminations ordinaires (à l’embauche, dans le commerce, dans la force publique, etc.), on dénierait implicitement aux gouvernants (hauts fonctionnaires, leaders politiques, responsables économiques, intellectuels, journalistes, etc.) tout rôle moteur dans cette histoire politique faute de trouver dans leurs doctrines des théories racistes comparables à celles que l’Europe a connues au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Or, à la fin du XXe siècle, la stigmatisation du racisme a été intériorisée dans la culture des élites dirigeantes : la xénophobie s’exprime moins sous la forme de slogans extrémistes ou de propos ouvertement racistes que dans des discours le plus souvent euphémisés conformément aux règles langagières et aux pratiques discursives qui sont celles des responsables politiques et administratifs (déclarations ministérielles, rapports administratifs, travaux d’experts, etc.) et des actes (législatifs, administratifs, juridictionnels, symboliques, etc.) à travers lesquels l’étranger est pensé comme un problème, un risque ou une menace.

Cette représentation de l’étranger comme problème, risque ou menace est souvent implicite, voire énoncée sur le mode de l’évidence qui sert de fondement à des considérations techniques et relativement dépassionnées se rapportant aux modalités de résolution du problème, à la réduction du risque ou à la prévention de la menace. La xénophobie de gouvernement a son style : elle s’exprime sans l’affichage d’une émotion de haine, mais à travers le froid détachement qui sied aux élites dirigeantes dans la désignation d’une menace et la réflexion sur les moyens d’y faire face. De ce point de vue, la xénophobie de gouvernement passe par les politiques publiques ou, plus précisément, par un ensemble de politiques convergentes et cumulatives qui, depuis plus d’un siècle et particulièrement ces cinquante dernières années, façonnent les représentations sociales de l’altérité : la dévalorisation symbolique et la persécution des indigènes dans les colonies ; la construction technocratique du problème des inassimilables ; la mise sous surveillance policière en métropole de populations issues de colonies en voie de libération ; l’encadrement administratif, policier et social des décolonisés immigrés durant les années 1960 ; la politique dite de « fermeture » administrative des frontières ; celle d’augmentation exponentielle des taux de rejet des demandes d’asile (hors nationalités privilégiées) dès les années 1970 ; les politiques de restriction des regroupements familiaux et de délivrance des visas et de tous les accès à la régularisation durant la même décennie ; l’inflation législative des réformes tendant aux restrictions du droit d’asile durant les années 1980 et 1990 ; la politique symbolique des charters d’expulsion des étrangers ; la prolifération de camps d’étrangers de formes diverses et variées ; l’enrôlement de corps de fonctionnaires multiples (police, travailleurs sociaux, instituteurs, conseillers pour l’emplois, inspecteurs du travail, etc.) dans le repérage d’étrangers sans papiers ; les politiques policières de rafles des sanspapiers et la criminalisation des actes de solidarité envers les exilés...

Le message que ces politiques diffusent à grande audience suffit, sans expressions racistes, à désigner l’étranger comme un problème, un risque ou une menace et ils le font avec probablement plus d’efficience que des groupuscules d’extrême droite longtemps demeurés marginaux avant de prospérer électoralement sur le chemin idéologique tracé par les politiques publiques. Une fois ces partis nationalistes et xénophobes implantés et banalisés dans la vie politique, le système politique dans son ensemble se recompose autour de leur présence, accentuant encore le phénomène de xénophobie gouvernante qui a créé les conditions idéologiques de leurs succès initial et entretien durablement leur croissance électorale : le phénomène devient cumulatif et entraîne ce tournant national sécuritaire de la vie politique européenne observé notamment par la revue Cultures & Conflits.

Cultures & Conflits est en effet celle des revues de sciences humaines en langue française qui a le mieux analysé cette transformation des cultures européennes à l’encontre des étrangers. En raison de centres d’intérêts portant sur les questions de sécurité et les dérives nationales sécuritaires, dont les étrangers sont toujours les premières victimes, Cultures & Conflits a, mieux que les revues spécialisées sur l’immigration, produit l’essentiel des savoirs sur ce domaine. Sur les soixante-huit numéros publiés depuis 1990, au moins quinze d’entre eux analysent la construction des menaces militaires et policières, qui a placé l’étranger au cour des préoccupations voire des phobies gouvernantes, et la répression des mobilités internationales par les politiques de lutte anti-migratoire et de mise à l’écart des étrangers. Loin de tout étalage apologétique, le rappel de dossiers antérieurs montre que la publication en 2008 d’un numéro intitulé « Xénophobie de gouvernement, nationalisme d’Etat » n’est ni une facilité conjoncturelle, après la création d’un nouveau ministère, ni l’improvisation hâtive d’une simple dénonciation, mais prolonge des années de production de savoirs conceptualisés sur ce domaine. Ce rappel est aussi une manière de faire apparaître le bien-fondé scientifique de la thèse d’une genèse au long cours de ce nouveau ministère de l’identité nationale et de l’immigration.

Dès son n°2, « L’idéologie de la menace du Sud », publié en 1991, Cultures & Conflits met en relation les processus sociaux de désignation des menaces et la focalisation sur les étrangers en étudiant la montée en puissance des discours sur cette « menace du Sud », discours qui « alimentent des peurs, des fantasmes qui fabriquent des deux côtés un sentiment d’angoisse et de méfiance pouvant se transformer en franche hostilité et en discours de haine (anti-occidentalisme, racisme…) ». Le n°8, datant de 1993, « Les conflits après la bipolarité » fait écho au précédent en analysant les nouvelles conflictualités internationales dans le monde post-bipolaire qui émerge des décombres du Mur de Berlin. En 1995, le n°19/20, « Troubler et inquiéter : les discours du désordre international  », prolonge l’étude des redéfinitions en cours de ce qui fait peur dans le monde post-bipolaire, notamment les fragmentations des systèmes étatiques et internationaux à l’Est et au Sud. En 1999, le n°33/34, « Les anonymes de la mondialisation », parle de ceux qui sont au cour des recompositions de l’inquiétude internationale en partant de leurs vies, stratégies et perceptions. Le n°35, « Quelle place pour le pauvre ? », datant de 1999 également, complète ce point de vue « du bas », en parlant des pauvres, de leurs vagabondages et de leurs encadrements politiques et sociaux. Les uns et les autres entrent partiellement au moins dans le sujet du n°43, paru en 2001, « Construire l’ennemi intérieur » qui, pour ce qui concerne les étrangers tout du moins, relie les peurs des uns et les mouvements des autres. L’ennemi est aussi extérieur, comme l’analyse le n°44 en 2001, « Défense et identités : un contexte sécuritaire global ? », en évoquant les amalgames entre terrorisme, islamisme et migration, qui s’opèrent notamment dans le champ de la politique européenne. Le n°53, « Surveillance politique : regards croisés », publié en 2004, aborde les technologies sociales de surveillance de ces ennemis de l’intérieur ou de l’extérieur, parmi lesquels les exilés. Le n°58, « Suspicion et exception », revient en 2005 sur la construction des menaces en montrant comme le soupçon pesant sur les étrangers notamment s’associe aisément à l’exceptionnalité du traitement qui leur est réservé. Le n°64, publié en 2006, « Identifier et surveiller : les technologies de sécurité », prolonge le précédent en présentant les technologies sociales de surveillances les plus récentes.

L’autre dimension de cette production de savoir concerne la répression des mobilités et la mise à l’écart des étrangers : elle s’amorce dans la revue dès 1996 avec un n°23 intitulé « Circuler, enfermer, éloigner » et consacré aux zones d’attente et aux centres de rétention. Le n°26/27, publié en 1997, « Contrôles : frontières- identités », met aussi l’accent sur les enjeux politiques et administratifs relatifs à l’immigration et à l’asile. En 1998, le n°31/32 consacré à « Sécurité et immigration » apporte l’éclairage d’une connaissance des logiques sécuritaires qui traversent les deux numéros précédents. En 2002, les n°45 et 46 « De Tampere à Séville : bilan de la sécurité européenne » (1) et (2) montrent que la nasse des peurs et des inquiétudes se resserre autour des « extra-communautaires  » qui tendent à focaliser les énergies et à rendre possible l’émergence d’une politique européenne de l’extérieur et de l’altérité. En 2003, le n°49 « La mise à l’écart des étrangers. Les logiques du visa Schengen » et n°50 « La mise à l’écart des étrangers. Les effets du visa Schengen » font apparaître une logique concertée et assumée tendant, à travers une politique commune de visa européen, à scinder le monde en deux : d’un côté ceux qui peuvent circuler librement et, de l’autre, ceux que ne le peuvent pas. Le n°57 « L’Europe des camps : la mise à l’écart des étrangers », publié en 2005, préparé en relation avec le réseau scientifique TERRA et la revue Politix éditant simultanément son n°63 (« Etrangers. La mise à l’écart ») a étudié cette prolifération des camps d’exilés qui donne à la carte du continent européen et de ses périphéries une figure singulière, marquée par l’histoire actuelle de la phobie des exilés et la subordination des voisins dans la fonction répressive de gardien des frontières.

A la lecture de ces quinze années de recherches, on le comprend, la création d’un ministère de l’Identité nationale et de l’Immigration en France en 2007 est moins une innovation qu’une confirmation et une accélération de tendances antérieures, moins le résultat conjoncturel d’une stratégie électorale à succès que le produit d’une histoire déjà longue et d’un phénomène culturel beaucoup plus fondamental, et pour cela plus inquiétants, qui rendent aujourd’hui cette sorte de stratégie politique payante dans une dynamique historique dont rien ne permet d’anticiper un infléchissement à moyen ou long terme. De même, l’inscription juridique et institutionnelle d’une volonté politique de définition de l’identité nationale, notamment par opposition aux étrangers et aux stigmates qui leur sont imputés (différences irréductibles, incapacité à s’intégrer, surcharge économique, délinquance, etc.), ce que l’on peut alors appeler un « nationalisme d’Etat » apparaît comme le produit de cette transformation au long cours d’une culture politique élitaire travaillée depuis des décennies par la xénophobie de gouvernement.

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29 novembre 2010 1 29 /11 /novembre /2010 19:41

 

"Immigration et identité nationale" : une altérité revisitée
Séverine Dessajan, Nicolas Hossard, Elsa Ramos, "Immigration et identité nationale" : une altérité revisitée , Paris : L’Harmattan, 2010 : http://www.reseau-terra.eu/article1055.html

Parution : oct.2009 - Éditeur : L’Harmattan - Pages : 256 - Format : 13,5cm x 21,5cm x 2cm - ISBN : 978-2-296-10096-1 - Prix : 23,5 €

Ce nouvel ouvrage de Consommations et Sociétés s’attache à comprendre, aussi bien dans un contexte français - par la création du " ministère de l’Immigration, de l’Intégration, de l’Identité nationale et du Codéveloppement " - que dans d’autres contextes étrangers, les enjeux qui se trament autour du concept d’" identité nationale " et ses limites. Un concept qui, en s’institutionnalisant, tendrait, non sans tension idéologique, à faire croire à une origine biologique de cette identité. Imbriquée à la notion d’" immigration ", la mise en définition politique d’une identité nationale implique également une redéfinition du vivre ensemble, une altérité revisitée. C’est le constat commun des anthropologues, linguistes, politologues, historiens, sociologues, géographes, spécialistes en STAPS, sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication, qui participent à cet ouvrage collectif.

 

Direction de l’ouvrage :

Séverine Dessajan (docteure en ethnologie, chercheure associée contractuellement au CERLIS, CNRS - université Paris Descartes),

 

Nicolas Hossard (docteur en sociologie, chercheur indépendant, associé au laboratoire Culture et Société en Europe, université Marc Bloch - Strasbourg)

 

Elsa Ramos (docteure en sociologie, maître de conférences, université Paris Descartes) ont dirigé cet ouvrage.

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8 novembre 2010 1 08 /11 /novembre /2010 21:32
Livre : "LKP - Ce que nous sommes !". Editions Menaibuc
 
 

Cliquez sur la photo pour la visualiser dans sa taille originale.

Dé mo douvan : Pour la première fois, LKP transmet en un seul ensemble sa propre vision sur le mouvement social inité par les Guadeloupéens en 2009. Cet ouvrage constitue pour l’essentiel les Actes du Colloque alors intitulé « Rencontre LKP/UAG - pou Libéré Konsyans a pèp la » et qui s’est tenu les 15 et 16 mai 2009 sur le campus de Fouillole en Guadeloupe.

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1 novembre 2010 1 01 /11 /novembre /2010 18:11
Marché(s), société(s), histoire et devenir de l’humanité

Actes du colloque « Marché(s), société(s), histoire et devenir de l’humanité », 13-14 novembre 2008.

Le projet d’un colloque international « Marché(s), société(s), histoire et devenir de l’humanité » a mûri pendant deux ans, avant d’aboutir en novembre 2008, quelques mois après le début de la crise.

Si cette dernière occupe depuis, sans discontinuer, le devant de l’actualité par ses multiples et dramatiques conséquences économiques, sociales, civilisationnelles, on ne peut que regretter en revanche une certaine carence dans l’analyse des raisons, proches et plus lointaines, qui en sont la cause. Le colloque de la fondation Gabriel Péri, en partenariat avec la fondation allemande Rosa Luxemburg et la revue La Pensée, a contribué notamment à ouvrir ce chantier, sans esquiver sa complexité, c’est-à-dire loin des « explications » sommaires qui présentent la crise actuelle comme un accident, un raté passager du système capitaliste. Cela exigeait d’explorer l’histoire des échanges marchands, mais aussi leurs contradictions dans le cadre du capitalisme contemporain ainsi que les expériences en actes de luttes et d’élaborations dans la perspective d’une transformation qualitative profonde de l’ensemble des rapports sociaux, y compris par conséquent des rapports marchands.

Prix : 7€

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28 octobre 2010 4 28 /10 /octobre /2010 15:33
 Les nouvelles frontières de la société française
 
 
Didier Fassin , Les nouvelles frontières de la société française , Paris : La Découverte, 2010 : http://www.reseau-terra.eu/article1066.html

Parution : février 2010 - Éditeur : La Découverte - Pages : 600 - Format : 135 x 220 mm - ISBN : 9782707159427 - Prix : 28 €

Au cours des dernières décennies, les frontières du territoire français se sont refermées pour celles et ceux, désormais indésirables, en provenance des pays non communautaires, qu’ils soient travailleurs, étudiants, demandeurs d’asile, enfants ou conjoints d’étrangers. Mais parallèlement à ce phénomène d’autant plus manifeste qu’il est devenu objet de surenchère politique, d’autres frontières moins visibles se sont constituées à l’intérieur de l’espace national. Raciales, ethniques ou religieuses, elles définissent des lignes de partage que la reconnaissance tardive des discriminations et la montée de revendications minoritaires ne permettent plus d’ignorer. Longtemps pensées séparément, les unes à travers la « question immigrée », les autres en termes de « racialisation », ces frontières extérieures et intérieures sont étroitement liées, tant dans les histoires familiales que dans les discours publics. Résultat de quatre années d’enquêtes menées par une équipe de sociologues, anthropologues, historiens, politistes, juristes, psychiatres et psychanalystes, cet ouvrage met au jour les transformations contemporaines des identités et des altérités dans la société française.

Directeur de l’ouvrage : Didier Fassin, professeur à l’Institut for Advanced Study de Princeton et à l’École des hautes études en sciences sociales, et dirigre l’Iris, l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (CNRS/Inserm/EHESS/université Paris-XIII).

Page de présentation du livre chez l’éditeur : LA DECOUVERTE

 

Compte-rendu du livre sur Liens-socio.org

 

Par Guillaume Arnould [1]

La frontière est un objet théorique particulièrement stimulant pour les sciences sociales. On pense évidemment à la géographie ou à la géopolitique qui ont montré les enjeux spatiaux autour de ce qui sépare. Qui dit frontière dit également histoire et droit, car aucune limite territoriale n’est éternelle. Le mérite de cette somme est d’avoir cherché (et réussi) à utiliser la pluralité sémiologique du terme pour regrouper des analyses pluridisciplinaires autour d’enjeux de société, finalement assez peu étudiés. Rares sont les travaux académiques sur des questions aussi brûlantes que l’immigration ou le racisme qui permettent de balayer autant de problèmes ; ces nouvelles frontières de la société française. On assiste en effet dans ce travail à un dépassement de ce qu’Alain Touraine avait qualifié de nouveaux mouvements sociaux pour décrire les conflits naissants dans les années 70 autour de questions identitaires (écologie, féminisme, régionalisme) et qui étaient « nouveaux » car ne portaient plus sur de simples questions de répartition des richesses.

Dans l’introduction générale de l’ouvrage qu’il dirige, et qui reprend des travaux menés au sein de l’Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux, Didier Fassin évoque les deux faces de la notion de frontière : la démarcation des territoires (« borders » en anglais), les limites des ensembles (« boundaries » en anglais) qui permettent de mettre en valeur des séparations physiques et mentales. Les contributions du livre cherchent à bien combiner ces deux aspects car en découlent les frontières internes et externes d’une société. Les frontières internes sont « les limites entre catégories sociales racialisées héritées d’une double histoire de la colonisation et de l’immigration ». Les frontières externes correspondent plus classiquement aux « limites du territoire national ». Fassin s’inscrit ainsi dans le prolongement des travaux sur l’histoire de l’immigration (Marie-Claude Blanc Chaléard ou Ralph Schor) en y ajoutant une perspective sociologique et anthropologique liée aux frontières intérieures de la nation : c’est autant l’imaginaire que les pratiques administratives qui assignent des places sociales aux immigrés.

L’ouvrage comporte trois parties. Dans la première, « généalogies et fondations » on trouve les contributions théoriques les plus académiques : l’historien Gérard Noiriel reprend l’histoire des idées et des fondements de la question raciale afin de remettre en question la validité des schèmes de pensée racialistes et racistes de la fin du XIXème siècle (Gobineau, Le Bon ou Vacher de Lapouge) pour la question du racisme d’aujourd’hui. Le problème s’est posé dans un contexte socio-historique donné, que l’on peut connaître et identifier mais qui n’éclaire pas la xénophobie du Front National par exemple. Dans cette même partie, plusieurs problèmes sociaux généraux éclairent les frontières que rencontrent les travailleurs ou demandeurs d’asile étrangers : la prise en compte de l’acquisition de la langue dans la procédure de naturalisation (Abdellali Hajjat), l’évolution de la politique du logement (Marc Bernardot) ou les difficultés à proposer une prise en charge psychiatrique adaptée qui corresponde à la pratique médicale acquise (Richard Rechtman). Les deux dernières contributions de la première partie évoquent des débats théoriques plus courants dans le monde anglo-saxon : l’émergence de la « whiteness », du fait d’être blanc, aux Etats-Unis notamment ne peut que difficilement servir de grille d’analyse dans un pays comme la France où les frontières relèvent de rapport de force solidement établis et où la vision raciale est refoulée. Enfin Didier Fassin milite pour l’usage du terme « racialisation » pour évoquer les processus par lesquels les individus imposent une « catégorie explicitement ou implicitement raciale sur des individus et des groupes, généralement pour les dominer ou les exploiter, pour les exclure ou les combattre ». Cela permet de dépasser les catégories trop simplistes de « race » ou de « racisme » sans chercher à simplifier ou à systématiser.

Dans la deuxième partie du livre, « politiques et pratiques », le lecteur se trouve en face d’études de cas, d’applications concrètes de ces nouvelles frontières. Jérôme Valluy montre comment s’est instaurée une xénophobie de gouvernement en Europe, puisque la politique européenne consiste à demander aux pays limitrophes en dehors de l’Union de faire la police des frontières. Ainsi le Maroc se fonde sur les découpages et catégorisations européennes pour lutter contre l’immigration clandestine. Deux contributions montrent les ambiguïtés dans l’émergence de la question des « discriminations » dans le débat public (Alexandre Tandé et Olivier Noël) reconnaître cet état de fait suppose de reconnaître des victimes et suppose un arsenal juridique d’administration de la preuve. La deuxième partie permet également de constater le durcissement des politiques de regroupement familial (Christel Cournil & Manuel Recio) et de suivre les policiers aux frontières dans un centre de rétention (Franck Enjolras) avec leur statut hybride entre gardien de la paix et gardien tout court. La recherche d’Isabelle Coutant dans un service de psychiatrie pour adolescents montre bien l’existence de ces nouvelles frontières et la difficulté de les gérer, et tout simplement de les admettre.

Dans la troisième partie, intitulée « mobilisations et acteurs », les auteurs nous présentent les actions militantes qui découlent des frontières racialisées de la société française. On découvre ainsi la logique du Réseau éducation sans frontières, animé le plus souvent par des enseignants engagés sur une cause légitimiste -la scolarité (Lilian Mathieu). Grégory Beltran décrit de manière ethnographique la mobilisation pour les demandeurs d’asile qui a consisté à investir l’Université de Tours. Le lecteur intéressé y croisera aussi des individus et des associations impliqués dans l’aide à la procédure d’asile ou l’accueil des demandeurs d’asile. Martina Avanza étudie les stratégies des partis politiques cherchant à promouvoir la « diversité » lors des élections municipales de 2008 : la difficulté de trouver un critère, le choix de la place sur les listes, l’intérêt politique de mobiliser cette diversité ... Eric Fassin conclut cette partie sur le débat français autour de l’intérêt de mettre en place des « statistiques ethniques » et met en valeur le paradoxe de base : si on ne dénombre pas un phénomène comment le mesurer ?

Enfin dans la quatrième et dernière partie, « expériences et résistances », les contributions relèvent d’une sociologie empirique ou d’une approche anthropologique et nous présentent notamment la vie quotidienne des étrangers en situation irrégulière (Stéphan Le Courant), les difficultés de l’expertise médicale dans un centre de rétention administrative (Nicolas Fischer), les procédures de jugement pour refouler à la frontière (Chowra Makaremi), le vécu des émeutiers de novembre 2005 (Samir Hadj Belgacem & Stéphane Beaud), le racisme au travail subi par des élèves aides-soignantes (Lise Gaignard) et enfin l’expérience quasi-surréaliste de la naturalisation (François Masure) où une décision par essence familiale rencontre une procédure administrative solennelle et suspicieuse.

[1] Professeur agrégé d’Economie gestion, classe préparatoire ENS Cachan, Lycée Gaston Berger - Université Lille 1

 

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27 octobre 2010 3 27 /10 /octobre /2010 21:23
Femmes afghanes en guerre

 

368 p., 14 x 20,5 - 22€
octobre 2010

 

Éditions du Croquant, Collection TERRA

 

978-2-914968-81-2

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à lire sur Terra

 

 

Présentation, Sommaire, Introduction

 

Carol Mann

Présentation de l'éditeur

Le destin des femmes afghanes est au centre d’un certain discours politique depuis la destruction des tours jumelles à New York, le 11 septembre 2001 et l’invasion américaine de l’Afghanistan qui a suivi. Ultra-médiatisé, le sujet a cependant été très peu recherché par les sciences sociales. Cette étude critique, la première dans son genre, replace la vie des femmes afghanes dans leur contexte historique, social et ethnographique tout en tenant compte des changements tentés par divers gouvernements du début du xxe siècle jusqu’à aujourd’hui. Ce travail prend en compte les éléments de continuité et de transformations des femmes, surtout rurales, des camps de réfugiés jusque dans la province afghane aujourd’hui et permet d’évaluer l’influence véritable des multiples agents sur place : état de guerre chronique, programmes d’aide, stéréotypes démocratiques importés de l’Occi­dent, l’Iran, brutales exigences de l’économie mondialisée. Et pourtant, les femmes subissent surtout la double influence de l’islam politique et de la tradition reconfigurée, ignorée tant par les chercheurs que les agences humanitaires. À elles de négocier une place au sein de ces multiples étaux, parfois au prix de leur propre existence. Ce livre résulte d’une longue étude de terrain (de 2001 à 2009) et d’un travail humanitaire avec des associations de femmes.

 

 

Auteur :

Carol Mann est historienne de l’art et sociologue, spécialisée dans la problématique du genre et du conflit armé dont elle a contribué à initier l’étude en France, à partir de ses propres travaux, dès 1993, en Bosnie durant le siège de Sarajevo. Chercheure associée au SOAS à Londres, elle a créé, en 2000, l’association Femaid qui travaille avec des femmes en Afghanistan rural ; auteure d’études, de romans, et de nombreux articles, son dernier ouvrage paru est Femmes dans la guerre (1914-1939), chez Pygmalion en 2010.

Contact email : cmann@femaid.org


Sommaire
Introduction

- Du questionnement à l’ingérence
- L’observatrice observée : quelques éléments réflexifs
- L’après-terrain
- Remettre les femmes au centre du récit des guerres

Chapitre I - Un regard ethnographique sur l’Afghanistan rural

- La cité, la tribu et la question des origines
L’invention d’une tradition
- L’élite à Kaboul aujourd’hui
- Droit coutumier et maintien identitaire
Droit coutumier dans le contexte de guerre contre l’URSS et les Etats-Unis
- Alliances matrimoniales dans le monde afghan
- Le statut de l’enfance en Afghanistan

Chapitre II - Une modernité paradoxale : le statut de la femme dans la réalité afghane

- Les droits des femmes en Afghanistan
Les « féminisme colonial » comme prototype de progrès
Réformes royales
La République d’Afghanistan (1973-1978)
Le PDPA et la mise en place d’une gouvernement communiste en Afghanistan
La montée du fondamentalisme Afghan
Face à l’influence de l’occident
Le développement de l’islam politique
Dans les camps de réfugiés
La guerre civile et les conséquences pour les femmes
Les talibans et l’émirat islamique d’Afghanistan (1997-2001)
Mode, costume et politique
- Résister
Le unique de Rawa
Un criminel aveuglement occidental
Le statut des femmes depuis la chute des talibans

Chapitre III - Une anthropologie de la souffrance féminine en guerre

L’expression de l’émotion des femmes
Dans la culture des femmes afghanes
Culture populaire et expression de l’émotion
Stéréotypes et fantasmes
Le monde fantasmatique masculin : le cinéma de Pathane
Troisième, quatrième sexe
Culture populaire par temps de guerre et d’exil
Depuis la chute des talibans
Disruptions sociales en temps de guerre
Du malheur à la catastrophe, une étude de cas
Ruptures de guerre
La douleur de l’exil au camp de réfugiés et la compensation du Watan imagine
Aux frontières de l’inacceptable
- Souffrances du corps, souffrances de l’âme
Souffrances du corps
Souffrances de l’âme

Chapitre IV - La vie quotidienne dans les camps de réfugiés

Une urbanisation du précaire
- Brève histoire de deux camps de réfugiés voisins
Topogrraphie des camps
Circulation des hommes et des femmes à Khetwa
Naviguer dans l’espace public d’un camp de réfugiés
- La création d’un habitus féminin - Un espace sexué
Un espace masculin
Un habitus de guerre : créér un intérieur
Dans des conditions extrêmes
Décors, couleurs et costumes
La gestion du quotidien
Conclusion

Chapitre V - L’Afghanistan après les talibans

- Comprendre l’intervention américaine
- Une périphérie en Asie centrale ?
- Les PRT et les problèmes de reconstruction vus à partir de la province
- La vie reprend
Construction d’écoles et illettrisme
Avoir 20 ans à Kaboul aujourd’hui
Au bout de huit ans, quel progrès ?
- À qui la faute  ?

Chapitre VI - Conclusion. Quel avenir pour les femmes d’Afghanistan ?

- Comment penser la notion de progrès dans le contexte afghan actuel
- Une existence sans droits Une violence illimitée contre les femmes
- Le suicide des jeunes filles afghanes
- La prise de conscience des femmes pendant l’exil
- Une impossible modernité : le modèle islamiste
- Les shahidé du monde traditionnel
- Quel avenir pour les femmes afghanes  ?

Bibliographie raisonnée

- Le Pakistan, l’Inde, le Raj Britannique
- L’Afghanistan
- Pachtounes et Pathanes
- L’Afghanistan en guerre et leurs réfugiés
- Femmes Afghanes en période de paix et de guerre
- Femmes et société islamique


Introduction

Mon bien-aimé, mon soleil, lève-toi sur l’horizon, efface mes nuits d’exil
Les ténèbres de la solitude me couvrent de toutes parts.

(Sayd Bahodine Majrouh, le Suicide et le Chant, Poésie populaire des femmes pachtounes Gallimard, Paris, 1994.)

Après la destruction des tours jumelles en septembre 2001 et le début des opérations militaires américaines un mois plus tard, les camps de réfugiés, oubliés depuis le retrait de l’armée soviétique d’Afghanistan en 1989, sont catapultés dans un même champ global qui relie une des cités les plus riches de la planète à un segment de sa population la plus misérable. L’opinion publique se tourne alors vers la situation des femmes sous le régime taliban, jusqu’ici critiqué principalement par des associations féministes occidentales. Aussitôt, la burqa est brandie sur tous les écrans comme une sorte de logo mondialisé d’une indistincte répression islamiste. Remplaçant l’icône musclée du « freedom-fighter » dans les médias populaires comme les cercles intellectuels des années 1980, une ombre bleue hante à présent tout discours sur l’Afghanistan, voire toute critique de l’islam. Le stéréotype orientaliste de la femme musulmane lascive dans son harem (ou son équivalent) est remplacé par une autre icône voilée, uniformément misérable d’un bout du monde islamique à l’autre. Entre surmédiatisation, propagande et désinformation, les femmes en Afghanistan sont prises dans une guerre sans perspective de fin, dans une des sociétés les plus brutalement patriarcales sur terre.

Ma thèse de doctorat, qui est à l’origine de la présente recherche, a débuté à travers un travail humanitaire, entrepris en 2001, dans les camps de réfugiés afghans plus précisément au North Western Frontier, province du Pakistan, dans la région frontalière avec l’Afghanistan [1]. J’ai terminé ma thèse en 2005 et j’ai continué ma recherche en Afghanistan, surtout à Kaboul et à l’ouest du pays, près de la frontière iranienne. Le présent ouvrage, largement réécrit depuis la thèse, couvre cet ensemble, sur neuf ans de réflexion continue.

Au départ, je désirais répertorier les éléments de stabilité, de continuité, ainsi que les mécanismes de bouleversement et en même temps comprendre les effets d’une guerre moderne. Par les déplacements massifs, les interventions de troupes étrangères et des agences humanitaires, l’arrivée des médias de masse et l’économie d’urgence, la société afghane (comme d’autres dans le même cas) s’est trouvée catapultée dans un monde nouveau dont la violence s’ajoute à celle du conflit armé. Le contexte politique, en particulier la montée de l’islam politique né dans les camps de réfugiés et intégré dans une tradition pré-islamique est également d’une importance capitale dans la vie et les perspectives des femmes afghanes [2].

Si les réfugiées au Pakistan se référaient à l’exil, à l’éloignement, celles en Afghanistan ne peuvent que constater dans leur propre pays les ravages qui continuent à les priver de leur passé comme trop souvent de réelles perspectives d’avenir. La société pachtoune, majoritaire en Afghanistan, est du type segmentaire et un bon nombre de caractéristiques se retrouvent chez les Kabyles décrits par Germaine Tillion et Pierre Bourdieu. Les personnes interrogées dans le présent travail, principalement des femmes d’origine rurale, préfèrent se référer à une coutume prise dans un continuum idéal « c’est comme ça qu’on fait », à des souvenirs d’une vie qu’elles n’ont souvent pas connue, comme si elles puisaient dans leur « capital symbolique ». Les préceptes évoqués, jamais explicités sont tout à fait intégrés par les femmes qui en sont les vecteurs et souvent les victimes séculaires. Devant la perte de terrain et de prestige, la tradition laisse des repères, comme autant de crampons agrippés sur une falaise glissante, pour une société exilée cherchant à maintenir son honneur dans la mouvance de la guerre. Repères qui sont également des repaires pour des femmes démunies qui ont intériorisé des valeurs d’une communauté hyper-virilisée, quitte à en mourir. Les nouvelles expériences qui vont de l’alphabétisation jusqu’aux médias, en passant par les modifications dans les alliances matrimoniales sont réintégrées dans des schémas d’intelligibilité. Les valeurs de base, principalement la préservation de l’honneur du groupe, dominent tous les aspects de la vie jusqu’à la décision d’aller accoucher en milieu hospitalier aujourd’hui, comme nous le verrons. Des passerelles ont été jetées entre la religion et des pratiques pré-islamiques, souvent pour légitimer les aspects les plus brutaux de celles-ci, en particulier envers les femmes. C’est ainsi que fonctionne la justice actuelle, sous le règne de Karzai, en dépit d’une constitution supposément égalitaire. Pour reprendre la comparaison de Marc Augé, ces cultures travaillent comme du bois vert [3], constamment reformulées par l’irruption d’une modernité multiforme, tant par la politique internationale, la globalisation et une timide conception d’un destin individuel.

Bien entendu, il y a un avant et un après, même s’il y a continuité avec des façons de faire observées dans un village et un camp de réfugiés. Entre les deux se situent les épisodes les plus douloureux, le souvenir de la guerre, la dévastation, la perte des êtres chers, et le périple qui les a menés, famille par famille, jusqu’au camp, puis le retour au pays. L’intervalle des années, les heurts de la guerre ont introduit des cassures violentes nécessitant une recomposition parfois en profondeur. Celles qui sont nées en exil s’approprient par l’imaginaire ce passé idéalisé de loin ; cependant, la désillusion et la dureté des conditions en Afghanistan dominent le quotidien. Bien plus qu’en exil, les femmes vivent pleinement le présent. Toute dimension héroïque concernant le combat contre les Soviétiques est depuis longtemps évacuée du discours chez les femmes, n’en reste que l’amertume et la désolation, même si les vétérans se remémorent des moments de gloire. Les plus âgés comparent les présences soviétique et américaine, allant parfois jusqu’à regretter la première. De nombreuses femmes (surtout les veuves) se plaignent de dépression chronique, mais paraissent ne pas vouloir s’attarder sur ce passé trop douloureux, du moins quand elles sont avec leurs enfants dont le devenir reste leur priorité. Mais à présent, elles imaginent un avenir, sinon pour elles-mêmes, du moins pour leur progéniture. Cette vie rêvée comprend de longues études, l’acquisition d’une profession, des options nouvelles, liées à la présence des troupes d’occupation étrangères et surtout les grandes ONG qui sont devenues les principaux donneurs d’emploi dans les villes. Cependant, le manque d’infrastructures, le niveau catastrophique de l’éducation, l’extrême pauvreté de leur pays devenu le premier narco-État du monde ne permettent pas d’élaborer des plans à long terme. Mais, ces infatigables Pénélopes ravivent au quotidien ce fantasme d’un futur plus clément construit sur les cendres d’un passé évanoui : il arrive qu’elles soient plus ambitieuses pour leurs enfants que ne le sont leurs maris.

Peut-on donc parler d’une culture de guerre au féminin, même si les principales intéressées n’en ont pas conscience ? C’est ici qu’il faut répertorier des gestes infimes qui prennent une importance insoupçonnée, suivre la recommandation de Michel de Certeau : analyser les pratiques microbiennes, singulières et plurielles, qu’un système urbanistique devait gérer ou supprimer et qui survivent à son dépérissement [4]. C’est ce qui permet de restituer le courage et la détermination des femmes qui, à leur niveau, ne cessent de lutter pour leur dignité et la survie de leurs familles. Il s’agit, pour la chercheure, de mettre des mots à une série de non-dits implicites, cherchant une signification à la béance entre ce qui est raconté (les souvenirs ou les rêves d’avenir) et le vécu présent qui se passe de paroles, tellement il est fondé sur une action de survie continue. Comme un processus photographique, où une double signification émerge du tirage et de son négatif. Entendre à fois ce qui est dit et ce qui est tu.

L’accès à de pareils espaces pose de nombreux problèmes pour les chercheurs, mal perçus par des personnes en souffrance qui au mieux les prennent pour des journalistes. Les situations extrêmes que j’ai rencontrées ne m’ont pas autorisée à cultiver une attitude de détachement et de mise à distance généralement exigée par la recherche scientifique. Ces critères ne me semblaient pas applicables sur les terrains de guerre qui sont devenus les miens. L’humanitaire permet une forme d’échange, malgré tout. Dès le départ, j’ai voulu allier la recherche et une action pratique : plus qu’une excuse ou une tentative de déculpabilisation, il me semblait indécent de me positionner en tant que simple observatrice de situations à la limite de l’extrême et du supportable. Les camps afghans étaient en principe interdits aux personnes qui n’avaient pas de permis réglementaire délivré par les autorités, surtout les camps non-officiels comme Khewa. Après le début des opérations militaires américaines, il était quasiment impossible de voyager librement dans la région et les zones tribales étaient interdites. L’élément de danger n’était pas négligeable et a limité le temps passé dans certains camps tels que Jalozai, où de longs entretiens n’étaient pas possibles. C’est de façon illicite et anonyme qu’il a souvent fallu circuler dans la région, de préférence avec un accompagnateur armé. Le travail humanitaire à cette époque avec RAWA, une organisation clandestine [5], m’a permis de séjourner dans le camp de Khewa à cinq reprises et d’en visiter d’autres, en particulier celui, voisin, Sharwali, véritable ambassade des talibans de l’époque qui, évidemment aurait été totalement inaccessible dans d’autres conditions. J’avais suivi une démarche comparable pour mon terrain précédent, en Bosnie, pendant la guerre (1992-1995). Quand je suis allée à Sarajevo pendant le siège (ce qui aboutit à la reconstruction d’une école et à un DEA en sociologie sur la survie des femmes [6]), il paraissait difficile d’arriver dans un lieu où les obus tombaient jour et nuit dans un contexte de souffrance continue, pour simplement prendre des informations qui m’étaient utiles sans offrir quelque chose en échange, en guise de reconnaissance symbolique des malheurs inouïs qui m’étaient contés. Peut-on simplement rédiger des notes devant la mère dont l’enfant vient d’être tué par un sniper, devant la femme afghane qui a tenté de s’immoler pour échapper à un mari violent ? En vérité, dans le cas de la Bosnie, le travail humanitaire a été le moteur pour reprendre mes études afin de comprendre et rationaliser un tant soit peu ce que je pouvais observer en direct. C’est à ce moment-là, que j’ai voulu entreprendre un champ quasiment nouveau, soit l’étude de genre et conflit armé, non pas à distance historique ou géographique, mais en plein dans une situation de guerre.

J’ai créé des associations loi 1901 à Paris, d’abord « Enfants de Bosnie » puis, pour l’Afghanistan, « Femaid [7] ». Ma collaboration, dans les deux cas avec des associations de femmes de terrain a servi de carte de visite, sinon d’alibi, et m’a permis d’éviter la méfiance et la suspicion qui peuvent naître dans ces contextes de guerre, très politisés. Dans les contrées frontalières du Pakistan (au NWFP et au Balouchistan) et en Afghanistan, cette façon de faire m’a permis de voyager dans des régions où parfois aucune instance étrangère ne s’était rendue, traversant au besoin des frontières de manière clandestine, mais toujours sous l’œil vigilant de mes associées locales auxquelles je dois le présent ouvrage, et il faut le dire, dans certains cas, ma survie.

Le travail humanitaire est utile à la recherche en sciences sociales parce qu’on est souvent confronté au réel des situations d’urgence et aux façons locales de chercher des solutions tout à fait en dehors d’un discours lénifiant ou d’une éventuelle mise en scène. Bien entendu, et on me l’a reproché, un pareil positionnement entraîne une vision fatalement pessimiste et négative de quasiment toute situation, puisque c’est la seule qui nous est donnée à voir. Je tiens à préciser que sur la durée, mon expérience s’est élargie : j’ai pu contempler d’autres choses que des conjonctures désespérées, celles, plus joyeuses, qui jaillissent dans les rares interstices d’une situation qui demeure néanmoins globalement dominée par les effets d’une guerre discontinue. Dans de nombreuses configurations rencontrées, les relations familiales et amicales ont été empreintes d’une chaleur exceptionnelle. Depuis la chute des talibans, de nouvelles opportunités pour les jeunes filles, éducatives, professionnelles ont émergé et celles qui ont su en profiter le font avec une ténacité et une imagination admirables. J’ai voulu néanmoins proposer un contexte historique : sous le régime du dernier roi Zaher Shah, puis surtout celui de Daoud et sans oublier les années communistes, bien plus de femmes encore furent actives dans l’espace public. Près de la moitié du fonctionnariat était féminin, comme nous le verrons au chapitre III. L’Afghanistan n’a pas attendu l’intervention américaine pour découvrir le monde moderne et les droits humains.

Les informations collectées pendant près de neuf ans présentent une cohérence et une continuité qui me sont apparues rapidement. Dans ma première recherche, j’avais constaté que ces camps de réfugiés étaient devenus de véritables villages afghans. D’une certaine façon, l’Afghanistan s’étendait alors jusqu’à ces structures, puisqu’une importante partie de sa population exilée y habitait, dans un contexte culturel quasiment identique. La Durand Line, qui forme depuis l’Empire britannique une frontière dans la région montagneuse du Khyber Pass, a toujours constitué une démarcation extrêmement poreuse et tout à fait artificielle. Comme nous le verrons plus en détail, c’est la même population qui habite des deux côtés, dénommée pachtoune en Afghanistan et pathane sur le versant pakistanais, unis par la même langue et les mêmes traditions. Les militants du Pakhtunkhwa, du Pachtounistan, soutiennent pour ces raisons la réunification de cette région avec son versant afghan. Les trois millions et demi de réfugiés qui ont traversé cette frontière pour s’y installer à partir de l’intervention soviétique (décembre 1979) n’avaient pas l’impression d’être que des réfugiés. À 80 % pachtounes, partageant la langue, la culture et le mode de vie des habitants de l’autre côté de la ligne Durand, ceux du Sud particulièrement se considéraient comme des déplacés internes ayant migré vers une autre partie du territoire pachtoune [8]. La plupart avaient franchi la frontière sans être inquiétés pour des papiers ; sauf quand celle-ci est fermée par les instances pakistanaises, la traversée à Torkham au Khyber Pass se fait le plus souvent sans contrôle ni vérification, tout le contraire de l’Iran où le passage est sévèrement réglementé. La vie dans les camps, tout en étant semblable à celle des villages alentour, n’était pas identique, à cause des pertes et de la misère consécutives à la guerre et à l’exil. Entre autres, des mécanismes de compensation symbolique se sont mis en place : une nouvelle rigueur et un traditionalisme exacerbé ont été appliqués à l’égard des femmes, d’autant renforcés par la perte de territoire. Néanmoins, les transformations, dues à la guerre, à l’aide humanitaire, à l’influence de la société de consommation, des médias, ont également eu lieu et seront répertoriées. De plus, la vie dans les camps de réfugiés a constitué un formidable laboratoire où les formes politiques et sociales ont été expérimentées, puis exportées vers Kaboul, côte à côte avec la présence et l’influence de l’Occident. À partir de la guerre civile et la domination des instances de pouvoir par une forme particulière d’islam politique, quasiment toute la riche culture afghane, qui comprenait une tradition religieuse souple, teintée de mysticisme, a disparu. Le pays décrit amoureusement par Pierre et Micheline Centlivres et Louis et Nancy Dupree évoque un conte de fée : peut-on imaginer une région qui n’aurait pas été bouleversée par la guerre et qui ressemblerait encore à ces magnifiques descriptions ? L’ensemble décrit dans les deux premiers chapitres, recouvrant les considérations ethnographiques et historiques, compose l’habitus des deux générations qui ont vécu dans ce contexte de guerre et d’exil : si 30 ans constituent une génération en Occident, dans un pays où l’on ne vit pas, en moyenne au-delà de 42 ans et où la plupart des primipares accouchent avant 18 ans, la durée a une autre valeur. J’ai choisi de parler surtout des femmes du monde rural, univers peu exploré depuis la guerre, avec quelques références à leurs contemporaines à Kaboul. Certes leur existence n’est pas identique partout, ce n’est pas un monolithe uniforme que j’ai voulu décrire. Cependant, si une variété de destins est envisageable en milieu urbain, ce n’est pas tout à fait le cas dans les zones rurales où, par classe d’âge et degré de confort matériel, les expériences se ressemblent singulièrement. Si la vie d’une femme, mère de fils adultes, relativement prospère, peut être satisfaisante, c’est rarement le cas de sa plus jeune bru, nouvellement arrivée dans la maisonnée qui n’a pas encore mis d’enfant au monde. Si de plus, comme dans la plupart des foyers, la misère est tenace, ce seront les petites filles de la famille qui en souffriront le plus. Nous y viendrons.

Que ce soit dans les camps au Pakistan ou aujourd’hui en Afghanistan, il subsiste une condition chronique de guerre larvée : ce que Hobbes appelle un état de nature… la guerre de chacun contre chacun qui provient surtout, comme il le dit, de l’absence d’État, d’intérêts communs et partagés qui vont au-delà des priorités personnelles ou au mieux claniques.

Du questionnement à l’ingérence

Les projets d’aide sur lesquels mon association a travaillé sont multiples et m’ont permis chaque fois de voir un autre aspect de la situation. La mise en place d’un orphelinat à Peshawar, par exemple, a été à l’origine de ma réflexion sur l’enfance. La rencontre avec une fillette nouvellement sauvée de la rue, les cheveux coupés courts comme un garçon, afin de travailler dehors – comme dans le film Osama [9], m’a beaucoup appris sur la vie des plus pauvres. Cette gamine, comme d’autres autour d’elles, avait un retard de croissance d’au moins deux ans. Incrédule, j’ai vérifié plus d’une fois leur âge en examinant leurs dents. De plus, ces fillettes étaient affamées et, pendant les premières semaines de leur séjour, dérobaient la nourriture systématiquement à l’intérieur de l’orphelinat. Certes la population afghane rurale a toujours été pauvre, mais la guerre a apporté la misère véritable, scindant les familles de façon brutale. De même que c’est à l’hôpital de Hérat, dans le département des grands brûlés, où des jeunes filles croupissent dans des conditions d’hygiène pour le moins douteuses, sans avoir droit à des analgésiques forts, que j’ai rencontré les premières victimes des tentatives de suicide par le feu.

Mon association, Femaid, étant totalement indépendante et non affiliée, ne bénéficie pas de soutien institutionnel régulier. Si les donateurs étaient généreux dans les premières années suivant les événements du 11 septembre 2001, ce n’était plus le cas après la crise en Europe et avec la forte concurrence des malheurs simultanés. J’ai donc dû restreindre mes champs d’aide à ce qui me préoccupait le plus, l’instruction des filles et surtout la mortalité maternelle avec son pendant infantile. Dans ma recherche, ce qui me troublait et continue à me troubler c’était la poursuite de cette hécatombe en dépit des milliards investis. Certes, les décès qui ont lieu loin de toute structure hospitalière peuvent à la limite être attribués à des raisons logiques, mais comment évaluer ceux qui se produisent près des hôpitaux ? Les grands organismes humanitaires refusent de prendre en compte les blocages culturels, qui s’enracinent dans les façons de faire et l’histoire du pays. Ceux-ci sont réellement à l’origine de ce refus de dépossession que constitue une hospitalisation pour la société rurale, en particulier pour l’accouchement. J’ose espérer que le présent ouvrage contribuera à dessiller les yeux des agences humanitaires, tout à fait ignorantes des facteurs ethnographiques pourtant dominants. Toutefois, depuis le temps que je vais les voir, et que j’écris délibérément des articles dans une presse non-universitaire, je commence à soupçonner une volonté de tout formater, de tout standardiser selon des schémas globalisés, anonymes. Même l’Empire britannique aux Indes britanniques, sur lequel je reviendrai, a agi de façon plus intelligente et sensible : ses officiers ont appris le hindi et le pachtou et étudié de près les cultures locales. Les agences humanitaires (à la différence des services de renseignement mieux dotés) n’imagineraient même pas mettre en place de pareils programmes pour leurs employés.

Aujourd’hui, après neuf ans de présence militaire étrangère, un très important programme d’aide financé par 60 pays, comme nous le verrons, l’Afghanistan pulvérise plusieurs records mondiaux. Les mortalités maternelle et infantile sont les plus élevées sur terre [10]. C’est le premier pays producteur d’opium et aussi de hashish. Il est permis de poser quelques questions pour lesquelles les sciences sociales pourraient apporter des éléments de réponse.

L’observatrice observée : quelques éléments réflexifs

Dans les zones de guerre, sur lesquelles les sciences sociales se penchent rarement, les personnes sur place ne pensent pas que des intervenants peuvent avoir les moyens d’agir en dehors de l’aide, ou que le journalisme puisse servir leur cause, et les imaginent toujours grassement payés par les institutions censées les employer. La présence sur le terrain afghan d’un chercheur universitaire, qui plus est d’une chercheuse, voyageant à ses propres frais, est quasiment inconcevable et exige de longues explications. De plus, au Pakistan, une femme active dans le caritatif ou dans l’éducation à haut niveau appartient nécessairement à la grande bourgeoisie et elle est donc riche, même si ces dames patronnesses ne se déplacent jamais sur le terrain, à moins de rendre visite à des parents en province, ce qui fait qu’une activité comme la mienne est aussi incompréhensible dans un élégant salon de Lahore que dans une hutte en boue d’un camp de réfugiés. La même chose se passe à Kaboul aujourd’hui : à cause des consignes draconiennes de sécurité onusiennes, leurs employés n’ont pas le droit de quitter leur bureau et parfois même pas leur appartement. C’est ainsi que des projets se mettent en place sans la moindre consultation avec les principaux intéressés : l’échec de pareilles entreprises devient patent.

Sur le terrain, le rapport n’est initialement simple qu’à cause de l’attente discrète ou manifeste d’une action concrète de la part de beaucoup des personnes interrogées qui colore fatalement leur récit. Quand la première rencontre est suivie d’autres (contrairement à ce qui se passait avec les intervenants extérieurs habituels), une relation plus désintéressée peut s’installer où des échanges véritables deviennent possibles.

Les premières demandes sont parfois exorbitantes, mais jamais insistantes, voire parfois inexistantes. Les sympathisants des talibans aux camps de Sharwali ou Kobobian ne s’attendaient nullement à ce que mon association participe à la construction d’une école de filles ou d’un orphelinat, que nous réalisions dans le camp voisin ; ces hommes étaient politiquement le plus à l’opposé de tout ce que je représentais mais se sont montrés, in fine, les plus désintéressés. Les hommes de Sharwali, auprès de qui je ne pouvais me rendre qu’accompagnée d’un interprète/garde masculin, me considéraient comme une espèce à peu près masculine, le fait d’être étrangère et non-musulmane leur épargnant toutes les restrictions normalement associées au contact avec des femmes. Si, devant eux, j’étais considérée comme un homme, c’est parce que je suis une femme qu’ils autorisaient ma rencontre avec celles de leur famille. De plus, être mariée, mère de deux enfants et plus très jeune, me conférait d’emblée une certaine respectabilité. Mes propres origines m’avaient légué une certaine façon de bouger, une relation corporelle spontanée avec les autres femmes et les enfants, ainsi qu’un sens instinctif de la pudeur qui ont contribué à me rapprocher de mes interlocutrices, même avant de maîtriser les premiers rudiments de pachtou et de dari. Le physique de la chercheure a son importance : c’est ainsi que ma jeune amie et assistante Zala m’a dit un jour, voulant me flatter : Mais khala (tante) Carol, tu es peut-être vieille, mais tu es blanche et grosse, tu peux facilement encore te trouver un mari chez nous, tu pourrais au moins devenir la troisième épouse de quelqu’un de tout à fait convenable !

Pour les jeunes dont je me suis rapprochée, je suis devenue « khala », la tante assimilée à la sœur de la mère. Il était inconcevable pour eux de m’appeler simplement par mon prénom et, par ma proximité physique et les liens d’intimité, je ne pouvais qu’occuper un rôle familial. En Europe aussi, et je m’en souviens, les enfants faisaient de même pour les amis des parents.

Dans un pareil contexte, la question s’est posée de la légitimité d’une démarche critique. Le fait d’être une femme enquêtant sur d’autres femmes permet un accès privilégié à des domaines intimes interdits aux hommes, mais autorise-il la prise de parole au nom des femmes rencontrées ? Peut-on revendiquer des droits humains pour une population qui n’en a guère conscience ? Cette approche appelle aisément la critique, comme l’a fait remarquer Nicole-Claude Mathieu, répondant aux attaques de ses collègues : des ethnologues et aussi certaines femmes du tiers-monde (disent) que les analyses féministes occidentales en anthropologie ne sont qu’une projection de « nos » contestations, un nouvel avatar de l’impérialisme [11].

Lila Abu-Lughod, dans un essai célèbre, « Do Muslim Women need saving  ? », dont le titre résume ce qui est devenu une véritable polémique, nous dit que les missionnaires, ces féministes libérales […] se perçoivent comme un groupe éclairé, doté de la lucidité et de la liberté nécessaires pour aider les femmes en souffrance d’autres contrées à bénéficier de leurs droits », et que ces projets occidentaux se fondent sur leur sentiment de supériorité et le renforcent en retour  [12].

Est-il possible de réagir, de mener une recherche en sciences sociales à la fois engagée et dépourvue de prétentions, même en tant que féministe sans doute libérale mais pas forcément intolérante ? Sur de pareils terrains, dont l’accès est à la fois difficile, dangereux et propre à susciter les critiques les plus acerbes, mon engagement humaniste et féministe est le fondement de la recherche que j’ai entreprise dès le début de mes études à l’EHESS, en commençant par mon premier terrain pendant le siège de Sarajevo. L’éthique qui sert de référence est résumée par Michelle Olivier et Manon Tremblay : À la séparation radicale entre objet et sujet de recherche, la recherche féministe oppose la notion d’engagement personnel de la chercheuse envers son objet de recherche, engagement théorique envers une perspective féministe, engagement pratique pour une transformation des rapports sociaux [13].

Néanmoins, il a fallu être vigilant à ce que cette attitude permette un mode d’écoute ouvert sans servir de grille d’analyse exclusive et réductrice ; de même qu’il a fallu négocier avec la compassion à l’origine du travail humanitaire qui mène à des propositions spontanées de solutions pratiques aux problèmes présentés par les informatrices. Il est certain que l’identification mutuelle propre à des rencontres entre femmes ayant des expériences de vie semblables facilite le contact entre êtres issus des cultures les plus différentes, bien plus que pour les hommes. De plus, partout au monde, les conversations spontanées entre mères de famille qui ne se connaissent pas vont souvent vers l’échange d’opinions et de conseils. Mais cette identification et cette projection mutuelles ne sont pas suffisantes pour comprendre. Dans le domaine de l’humanitaire comme dans celui des sciences sociales, les critères servant à discerner ce qui constitue un problème comme une solution acceptable doivent être constamment affinés, pour résister à la tentation d’interpréter la problématique d’autrui en fonction de ses propres valeurs. La divergence des points de vue s’est manifestée, par exemple, autour de la question de l’éducation des enfants. Le maternage européen hyperprotecteur, respectueux de la sécurité et l’intégrité de l’enfant, paraît risible, voire nuisible à une mère afghane qui laisse son bambin jouer avec une hache et n’hésite pas à le gifler sans explications. Néanmoins, les Afghanes estiment qu’elles aiment mieux leurs enfants que les Occidentales : Vous à l’Ouest, vous n’aimez pas les enfants, c’est pourquoi vous en mettez aussi peu au monde.

En tant que chercheuse, il est nécessaire de se donner des limites à l’interaction, dépasser le contact spontané et sympathique pour créer une mise à distance permettant l’observation. C’est bien difficile quand l’entretien est toujours entrepris comme une conversation entre égaux. L’apparente égalité n’est qu’une illusion dont les femmes rencontrées dans les camps de réfugiées, puis dans les villages à l’intérieur de l’Afghanistan, ne sont pas dupes, gardant le contrôle de la situation bien plus que celle qui tente de les interroger. Ainsi des informations révélées d’une façon qui convient surtout à l’informatrice, on s’en rend compte a posteriori, quand on se retrouve devant un amas de notes parfois incompréhensibles.

Mais comment procéder autrement ? Est-il possible néanmoins de se limiter à répertorier des éléments méconnus pris dans la réalité sociale et culturelle des interlocutrices, pour les interpréter selon un système préétabli ou inventé après coup. Une formation classique en sociologie et en anthropologie m’a sans doute fait défaut, j’ai procédé à l’inverse de l’orthodoxie méthodologique, commençant par le terrain pour tâtonner ensuite vers les textes, au lieu du contraire. Le recours à la construction théorique aurait-il permis de conserver la gestion du matériel à collecter en se préservant de l’intensité des situations humaines qui constituent l’environnement d’un pareil travail ? L’intuition informée, impossible à codifier, demeure pourtant un outil extrêmement précieux.

Dans un souci d’honnêteté avec soi-même, au sein d’un camp de réfugiés, ou d’un village du sud de l’Afghanistan où sévit une situation de guerre larvée, il est légitime de se demander s’il est vraiment possible de se scinder dans des catégories étanches d’objectivité et de subjectivité. Les interlocutrices afghanes n’en sont nullement persuadées. Si la neutralité et l’objectivité scientifique paraissent illusoires, la précaution reste de mise à chaque instant, le retour fréquent sur soi demeure essentiel pour comprendre les limites de l’observation personnelle et de l’objectivation suscitée, comme l’explique Bourdieu.

Le sociologue n’a quelque chance de réussir son travail d’objectivation que si, observateur observé, il soumet à l’objectivation non seulement tout ce qu’il est, ses propres conditions sociales de production et par là les limites de son cerveau, mais aussi son propre travail d’objectivation, les intérêts cachés qui s’y trouvent investis, les profits qu’ils promettent [14].

Il aurait fallu une vie passée dans un milieu pachtoune pour en comprendre toutes les subtilités, à tel point que toute interprétation ne saurait être définitive et demande à être requalifiée en fonction de l’acquisition de nouvelles connaissances. Par exemple, pendant longtemps je n’ai pas compris pourquoi on ne me remerciait jamais quand j’apportais des cadeaux ou quand j’invitais un large groupe au restaurant, ce qui m’arrivait à la fin de chaque voyage. Je n’osais même pas m’avouer que j’étais franchement blessée alors que, de mon côté, je me confondais en remerciements partout où j’étais reçue. Ce n’est que très tard que j’ai appris qu’on ne remercie pas un égal, parce que dans la mentalité pachtoune cela impliquerait une inégalité de statut entre celui qui reçoit et celui qui donne. Cela m’a fait comprendre l’expression amusée de mes interlocutrices chaque fois que je les quittais avec moult « tachakor » (merci, en dari). Inutile de préciser que de pareils détails ne figurent dans aucune des études ethnographique sur les Afghans, bien qu’il soit probable que les auteurs aient rencontré de pareilles situations. L’ennui, l’exaspération, l’impuissance, la dépression font partie des aspects les plus fâcheux et les plus récurrents du travail de recherche, mais ne sont jamais décrits par des chercheurs enclins à idéaliser leur expérience sur « leur » terrain [15].

Dans le quotidien du camp de Khewa où j’ai passé le plus de temps dans la première partie de ma recherche, avant d’aller à Kaboul et à Farah, l’enquête sociologique et anthropologique a été perçue à sa juste valeur, un questionnement venant à la suite d’une pratique que les interlocutrices acceptaient en raison de l’idée -qu’elles se faisaient de ma vie à Paris : Dans ton pays, toi, tu es professeur, alors c’est normal, tu écris un livre sur l’Afghanistan, parce que les professeurs, ça écrit des livres [16]. Pour les Pachtounes, il ne pouvait que s’agir d’un livre sur leur propre ethnie : Tu es sûre que ça va les intéresser dans ton pays comment on fait chez nous ?

Mais ailleurs, surtout en Afghanistan, ce n’était pas toujours aussi simple. Dans mon cas particulier, gérant en plus une minuscule association caritative, peu de gens arrivaient à me différencier des organismes onusiens – à ceci près que les représentantes de ces institutions ne se déplaçaient jamais comme moi, ce que tous savaient. C’était ma présence physique souvent voilée dans des lieux aussi difficiles d’accès qui surprenait le plus. Il me fallait ensuite expliquer que je ne disposais ni d’argent ni de relations puissantes et seules mes accompagnateurs pouvaient expliciter ma recherche auprès de mes interlocuteurs.

Lors d’une première entrevue, les réfugiés ont souvent une idée préconçue de la demande qui peut leur être faite, basée sur leur expérience des membres de la presse ou de l’aide humanitaire. Quand on rencontre dans les camps de réfugiés une femme afghane qui a déjà eu affaire à des journalistes, la première chose qu’elle fait, c’est de montrer sa burqa en vous proposant de l’essayer, non pas parce qu’elle estime que c’est un supplice exceptionnel, mais parce qu’elle sait que les Occidentaux se polarisent là-dessus, et donc s’imagine que c’est la burqa qui les intéresse principalement. Ces femmes ont compris qu’à travers les médias, en Occident, la burqa en est venue à représenter tous les malheurs des Afghanes. À leur tour, elles ont repris ce symbole comme pour conforter une certaine attente imaginaire qui crée un système d’équivalences entre le fait féminin et un signe vestimentaire, sans pour autant toujours évoquer ouvertement la mainmise islamiste, simplement parce que la plupart des journalistes ou des agents humanitaires rencontrés ne reconnaissent pas la dimension politique, s’imaginant trouver là une antique tradition locale. C’est ainsi, dans ce jeu de reflets et réverbérations croisés, qu’une image fragmentaire est construite dans les médias mondiaux, avec la connivence accidentelle des femmes afghanes elles-mêmes, pour être ensuite réimportée sur place et intériorisée aux côtés des autres représentations. À Kaboul, j’ai retrouvé les mêmes schémas d’attente, parce que les femmes interrogées avaient déjà été sensibilisées aux demandes potentielles de leurs interlocuteurs, par les médias et les nombreux projets humanitaires.

Une informatrice connaît souvent la valeur des renseignements qu’elle donne, situation qu’elle peut utiliser à son profit. C’est plus encore le cas pour l’informateur masculin, surtout s’il s’estime un témoin utile, un représentant fiable d’une catastrophe ayant touché toute la population du camp (par exemple, la guerre contre les soldats soviétiques, la vie sous les talibans ou plus récemment les bombardements américains à partir du mois d’octobre 2001). Les relations prennent tout de suite l’allure de la confidence, du lien personnel, de l’échange et de la perspective d’un échange ultérieur, y compris monétaire ou relationnel. On imagine toujours que la chercheure est un personnage bien plus puissant qu’elle ne l’est en réalité, puisqu’elle appartient, à leurs yeux, à la communauté qui détient le pouvoir.

Ainsi, à la suite d’entretiens j’ai reçu plusieurs demandes en mariage pour ma fille. Le prétendant qui a proposé que ma fille devienne sa troisième co-épouse s’est enquis de la présence de frères dans ma famille. C’est qu’il comptait rallier ses éventuels futurs beaux-frères à ses projets de badal, de vendetta. Une veuve qui préparait son retour dans un village afghan s’intéressait également à ma fille pour son fils, mais cherchait surtout à juger si son éducation en France permettrait à ma fille d’être une bru convenable. L’intérêt timide que certaines jeunes filles portaient à mon fils pouvait également s’interpréter dans un projet d’avenir imaginaire où j’aurais pu théoriquement négocier leur mariage en discutant avec leurs parents. La perspective d’une vie au service d’une belle-mère en France leur paraissait plus douce que celle qu’on leur infligerait sur place ! Plus que tout, ces propositions renfermaient de précieux enseignements sur les pratiques du mariage dans la société afghane. Cependant, à cause du ton de confidentialité immédiate, une différence d’opinions (chez les hommes en particulier) pouvait être interprétée comme un manque de reconnaissance, l’informateur peut se sentir incompris, voire trahi par la personne qui lui fait face.

Comme on le voit, les personnes interrogées mènent leur enquête à leur tour et les renseignements sur le visiteur circulent dans un camp de réfugiés ou une communauté rurale. Le fait d’habiter sur place implique une certaine intimité, un échange d’informations personnelles et une participation occasionnelle aux tâches quotidiennes.

Il m’a paru essentiel de prendre en compte les conditions dans lesquelles ces informations étaient collectées, tant le rapport au terrain paraît déterminant sur la qualité de ce qui est recueilli. D’autres recherches récentes sur les camps de réfugiés n’ont pas suffisamment précisé dans quelles conditions elles ont été réalisées. La circulation, même dans les camps, les modalités d’entretien, la relation complexe et ambiguë avec des interprètes sont souvent d’une extrême complexité qui mériterait d’être décrite plus en détail : l’ensemble constitue un sujet de réflexion indépendant.

Il faut toujours se souvenir qu’en dépit de leur chaleur, les relations entre adultes ne sont jamais symétriques et que ce sont les interlocuteurs qui maîtrisent les échanges. Avec les jeunes, le contact est plus spontané, mais il faut du temps pour établir une relation avec des enfants et surtout des filles peu socialisées pour la prise de parole. C’est ainsi que j’ai passé deux heures très difficiles avec un groupe d’enfants hazaras rescapés d’un massacre pachtoune dans la province de Bamyan. Ces enfants, qui provenaient des régions les plus reculées, étaient en état de choc et n’avaient jamais rencontré une étrangère. L’impossibilité de communication dans une situation de ce genre renvoie aux limites de toute interaction, où l’on est forcé de constater à quel point toute compréhension peut se révéler illusoire.

Pour me rassurer en ces lieux lointains dont je censurais toujours le danger, j’étais tentée par la projection, l’illusion de la compréhension mutuelle et de valeurs partagées. Maurice Godelier parle de cette sollicitation :

C’est vrai qu’on est constamment tenté de construire l’autre en miroir de soi. Mais c’est justement cette tentation ou cette pratique qu’il faut détruire en soi… [17]

Dans d’autres situations, le miroir se ternit rapidement, ce qui est sans doute plus facile dans une zone de guerre. Par souci d’auto-préservation et consciente de ma lâcheté, j’ai choisi de ne pas poser, en particulier aux hommes, certaines des questions sur le terrorisme et Al-Qaida [18], ce qui fait que ces problèmes n’ont pas été abordés dans le présent travail. En traversant la région du NWFP ou la frontière au Khyber Pass, habillée en costume local, ensevelie sous un voile pour ne pas me faire repérer dans des autobus décrépis, jamais je ne me suis sentie plus étrangère, coupée à la fois de mon monde et de celui dans lequel j’étais plongée. Je ressentis la même chose quelques années plus tard sur la route entre Hérat et Farah, cachée sous une burqa. C’est à ces moments-là que je me retrouvais face à ma colère impuissante devant l’injustice flagrante des usages à l’encontre de ces femmes, me remémorant les manifestations d’une souffrance multiforme rencontrées au quotidien, produites par le croisement de systèmes anciens et actuels convergeant vers une répression pour moi inacceptable, même si j’avais tenté de démonter, par la présente recherche, ses rouages et ses mécanismes. Un travail en sciences sociales, trop souvent en France, n’est pas censé être le lieu d’expression d’opinions personnelles, mais une mise à distance. On me l’a fait comprendre pendant la soutenance de ma thèse de doctorat ! Cependant, le destin des femmes en Afghanistan a trop souvent été sacrifié, depuis le dernier quart de siècle, sur l’autel de politiques d’une misogynie d’une brutalité inouïe. Dans une situation extrême comme celle-ci, ce refus de prendre position est-il réellement souhaitable, ne fausse-t-il pas la réflexion critique ? Ne pas en faire cas, taire l’outrage, minimiser la violence, in fine censurer la douleur, au nom d’une quelconque « science » politiquement correcte en diable, est-ce vraiment faire preuve de plus d’objectivité ? Ou bien une forme de négationnisme. Ailleurs qu’en France, l’engagement féministe, antimilitariste auprès des universitaires n’est pas aussi mal vu, comme l’ont démontré les travaux admirables de Cynthia Enloe et Cynthia Cockburn. Si elles s’appliquent à reconnaître les poches de résistance individuelle de la part de femmes qui refusent les normes dominantes, elles n’ont pas hésité à montrer du doigt la condition de victimes qui caractérise trop souvent encore les femmes, en particulier dans les pays où leur statut de sujet n’est guère reconnu. Comme en Afghanistan rural.

La collecte des informations s’est réalisée sur le mode du repérage non systématique qui sera mis en forme au retour à Paris devant l’ordinateur. D’un côté des questionnaires complétés à moitié, de l’autre d’épais cahiers remplis de réflexions et de notes, prises au cours d’entretiens, souvent après coup, à la lumière d’une lampe torche, griffonnées dans un bus, la main recouverte d’un voile. Dans la société afghane, on n’est jamais seul. Dans un camp, à Kaboul ou dans un village, une femme ne peut pas se promener seule : faillir aux convenances pourrait faire croire au voisinage que ses hôtes ne remplissent pas leur devoir d’hospitalité. De plus, il ne faut pas sous-estimer le danger réel, surtout, ces dernières années en Afghanistan, celui de l’enlèvement que mes hôtes craignaient bien plus que moi.

L’après-terrain

Une fois de retour, le travail le plus ardu s’amorce. Les conversations se poursuivent par l’imaginaire, d’innombrables questions restent en suspens. La reconstitution des données à partir des bribes de phrases remémorées, superposées à de nombreuses lectures peut susciter des conclusions opposées, il faut constamment faire des choix tout en revendiquant ici le droit à la contradiction. On se surprend à déplorer son propre manque d’organisation et à se demander si une méthodologie plus rigoureuse aurait été souhaitable. Est-il en effet possible d’observer et de présenter une recherche de ce type comme s’il s’agissait d’une collecte de données effectuées in vitro ? Pour éviter le brouillage imputé à l’émotion, faut-il opter pour une approche impersonnelle ? Cette dernière garantit-elle réellement une objectivité savante dans l’évaluation de données qui ne sont pas comptabilisables sur un mode scientifique ? À moins de se restreindre au calcul du nombre de burqas par mètre carré dans les allées du camp de Jalozai, ou de tchadors-namaz noirs à Hérat, une enquête selon des critères d’objectivité tirés de l’expérience scientifique classique ne pourra jamais livrer des informations pertinentes. C’est un des écueils du travail humanitaire qui fausse les renseignements par les limites du mode de recherche en plus de l’ignorance du contexte. C’est pourquoi j’ai évoqué au chapitre III les statistiques données dans le rapport de l’association Physicians for Human Rights sur la situation des femmes afghanes de 2001 durant l’ère taliban. Seules 5 % des femmes interrogées en Afghanistan et dans les camps pakistanais relatent des actes de violence subis (comprenant la détention, des coups, des blessures provenant d’armes à feu, des viols) – ce qui constitue sans doute une baisse globale de criminalité ouverte. Mais ces chiffres ne signifient rien dans une société où les femmes sont évacuées de l’espace public et comparativement moins exposées à ce type d’actes, alors que la principale source de souffrance provient de la brutalité conjugale rarement avouée et perçue comme faisant partie des aléas du mariage. Comment systématiser le recueil d’informations de ce genre ? Pour identifier des structures, des comparaisons sont de mise avec des limites inhérentes. Par exemple, les catégories sociales énumérées, y compris le système occidental des classes calqué sur une société aux référents tribaux et celui des castes, représentent des raccourcis pour le lecteur comme la chercheuse.

L’appréhension du vécu des femmes, l’écoute et la réception des explications des interlocutrices ont été filtrées par la conscience aiguë de nos propres limites, la distance entre leur vécu et la schématisation conceptuelle entreprise spontanément. Travaillant depuis des années sur la Shoah, ensuite en zone de guerre à partir du diplôme, puis du DEA, sur la résistance des femmes pendant le siège de Sarajevo, il m’est parfois difficile d’échapper à la formulation d’un jugement sur une situation qui met en évidence une souffrance extrême produite par l’arbitraire. J’ai néanmoins tenu à marquer la différence entre une douleur acceptée avec résignation parce qu’elle s’intègre à des principes patriarcaux intériorisés depuis des siècles, voire des millénaires, et celle, intolérable, infligée par un agent exogène, comme un édit islamiste ou un fait de guerre. Vue de l’extérieur, la souffrance produite par une société patriarcale paraît au quotidien souvent plus extrême, puisqu’elle normalise les mariages forcés, la brutalité des rapports interfamiliaux surtout conjugaux, même la mortalité maternelle. Si la travailleuse humanitaire se permet d’intervenir sur les conséquences sur la santé de ces pratiques, la chercheuse s’est abstenue autant que possible d’ingé-rence, s’intéressant davantage à définir ce qui constituait véritablement une souffrance inacceptable par celles qui la subissaient. Néanmoins, la frontière n’est pas claire et la rigueur pas toujours possible. Comme le résume Christian Ghasarian :

 

Le terrain est le lieu où le chercheur connaît une sorte de conflit existentiel entre le subjectivisme et l’objectivisme d’une part, la bonne conscience due à l’idée d’utilité scientifique et la mauvaise conscience associée au fait d’être un témoin indiscret d’autre part. Dans ce contexte, la séparation nette entre le personnel et le professionnel, l’observateur et les observés est problématique… Or, les résultats ne doivent pas négliger l’interaction du chercheur avec ceux qu’il étudie car la prise en considération des faits subjectifs favorise, au lieu d’anéantir, l’objectivité du travail [19].

C’est pourquoi j’ai voulu penser les tentatives de survie des femmes afghanes dans des conditions de guerre extérieure et d’oppres-sion intérieure, dans la lignée des efforts surhumains entrepris par des femmes dans d’autres lieux, d’autres guerres tandis que, partout, les hommes étaient au front, au loin. Les femmes dans le camp de Jalozai, après les bombardements américains à partir d’octobre 2001, ont réinventé leurs foyers, avec des tentes faites de bouts de plastique dont le le seuil est marqué par une brique. Comme leurs congénères que j’ai connues à Sarajevo sous les obus serbes, celles de Stalingrad ou celles du ghetto de Varsovie de la génération de mes parents, elles ont déployé des trésors d’imagination, des ressources qu’elles n’imaginaient pas être à leur disposition. Les femmes afghanes prennent leur place parmi toutes ces femmes appliquées à rassembler les fragments, les lambeaux, les débris du monde connu pour tisser chaque jour la promesse parfois illusoire d’un lendemain. Comme dans d’autres situations de ce genre, l’histoire de leur patiente résistance risque d’être gommée, d’autant plus que l’islamisme à l’afghane dans la région a oblitéré la présence des femmes dans l’espace public, ce qui aura des répercussions dans la réécriture opportune de l’histoire de ce dernier quart de siècle.

 

Remettre les femmes au centre du récit des guerres

L’absence des femmes dans les récits de guerre est frappante. Dans le cas de la Shoah, par exemple, on sait qu’un travail d’occultation a été réalisé au sujet des rescapés (hommes et femmes) des camps d’extermination dont personne ne voulait entendre – ni ne supportait – le récit de leurs expériences dans la France (et ailleurs) de l’après-guerre. À l’exception de quelques rares ouvrages parus vers 1946-1948, la plupart des témoignages ont été publiés après le milieu des années 1980, dans le sillage des travaux des historiens américains sur la collaboration, également censurée à l’époque dans la mémoire officielle française. Ce sont les souvenirs des femmes qui paraissent en dernier (jusqu’à aujourd’hui, 60 ans après les faits), parce que, plus que tout autre témoignage, c’est leur vie qui a subi la plus grande censure – du fait de l’urgence du quotidien, de la reprise d’une certaine normalité, de la nécessité de banaliser, pour achever de gommer à tout prix, tant l’exceptionnel que l’inavouable. Cette évacuation pourrait être le résultat d’une infériorité imaginée et intériorisée par les femmes elles-mêmes, minimisant depuis toujours leur rôle dans toute guerre, à la faveur de récits généraux sur la guerre considérés uniquement d’un point de vue masculin. Je suis revenue à ces considérations sur deux guerres mondiales, vécues au féminin récemment. Mon analyse de ces données historiques a été revue et corrigée par mes expériences bosniaques et afghanes [20].

Telle a été la situation que j’ai pu constater en Bosnie à partir des années 1997 : le vécu des femmes, les formes extraordinaires que prit leur résistance durant le siège de Sarajevo ont été complètement « oubliés » en tout cas remisés dans la période qui a suivi. De véritables héroïnes que j’ai rencontrées pendant la guerre et dont l’expérience a servi de base pour mon DEA ont été happées par un quotidien âpre. Les autorités n’ont rien fait pour les reconnaître, au contraire des militaires qui au moins ont pu prétendre à des médailles, même si leur vie actuelle n’a rien d’enviable. Des cancers galopants sont venus terrasser nombre de ces femmes qui avaient pourtant tenu bon dans des conditions extrêmement dures. Et si les chercheurs et chercheuses qui s’attellent aujourd’hui à une recherche sur la guerre en Bosnie n’ont pas la possibilité de s’appuyer sur des réseaux établis auparavant, ils rencontreront les plus grandes difficultés, puisqu’une chape de silence recouvre le souvenir de cette période.

Le présent travail prétend se ranger parmi les premiers concernant le vécu des femmes afghanes en exil dans les camps et la reconstruction du quotidien dans les années qui ont suivi en Afghanistan, afin que soit reconnue en lieu officiel la mémoire de leur combat, pour permettre à d’autres chercheuses, en particulier afghanes, de prendre la relève.

NOTES

[1] . Traditions et transformations dans la vie des femmes afghanes dans les camps de réfugiés au Pakistan, depuis 2001, EHESS, Paris, 2006.

[2] . Ce sont les travaux d’Olivier Roy qui serviront de référents à toute discussion sur l’islam politique.

[3] . Marc Augé, Non-lieux, Introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Seuil, 1992, p. 33.

[4] . Michel de Certeau, L’invention du quotidien I., Arts de faire, Paris, Folio-Gallimard, 1990, p. 145.

[5] . RAWA Revolutionary Association of the Women of Afghanistan, la seule organisation afghane féministe et laïque.

[6] . C. Mann, Une banlieue de Sarajevo en guerre, Les amazones de la kuca, la résistance des femmes de Dobrinja, DEA sous la direction de Marc Augé, Paris, EHESS, 2000, publié à Sarajevo (Svjetlost) en 2005.

[7] . www.femaid.org

[8] . Grant M. Farr, « Afghan refugees in Pakistan : definitions, repatriation and ethnicity » in Ewan Anderson and Nancy Hatch Dupree (eds), The Cultural Basis of Afghan Nationalism, Londres, Pinter, 1990, p. 134.

[9] . Osama, film de Siddiq Barmak, 2004.

[10] . Voir la discussion de ces chiffres au chapitre iii.

[11] . Nicole-Claude Mathieu, « Quand céder n’est pas consentir » in L’arraisonnement des femmes. Essais en anthropologie des sexes, Paris, Éditions de l’EHESS, 1985, p. 6.

[12] . Lila Abu-Lughod, « The Muslim woman. The power of images and the danger of pity », octobre 2006, http://www.tropismes.org/post/96

[13] . Michelle Olivier et Manon Tremblay, Questionnements féministes et méthodologie de la recherche, Paris, L’Harmattan, 2000, p. 11.

[14] . Pierre Bourdieu, « Sur l’objectivation participante. Réponse à quelques objections », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 23.

[15] . Christian Ghasarian, « Sur les chemins de l’ethnographie réflexive » in C. Ghasarian, De l’ethnographie à l´anthropologie réflexive. Nouveaux terrains, nouvelles pratiques, nouveaux enjeux, Armand Colin, Paris, 2002, p. 11.

[16] . Commentaire entendu fréquemment au camp de Khewa en 2002 et en 2003.

[17] . Maurice Godelier, « Briser le miroir du soi » in C. Ghasarian, De l’ethnographie à l´anthropologie réflexive... op. cit., p. 194.

[18] . C’est un aspect de la vie des camps qui néanmoins préoccupe le gouvernement américain, entre autres. Un bon nombre de détenus actuels à Guantanamo ont été arrêtés au camp de Sharwali, ici étudié à la suite d’opérations conjointes menées par la CIA et l’ISI.

[19] . Christian Ghasarian, op. cit., p. 11.

[20] . Carol Mann, Femmes dans la guerre, 1914-1945, Paris, Pygmalion/Flammarion, 2010.

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16 octobre 2010 6 16 /10 /octobre /2010 14:17

C’est avec un grand intérêt que le MRAP et SOS Racisme accueillent la
sortie en librairie – demain, jeudi 14 octobre 2010 - du livre « Omerta
dans la police », rédigé par la fonctionnaire de police Sihem SOUID. Cet

 
ouvrage révèle certaines pratiques discriminatoires très choquantes au
sein des forces de l’ordre.

L’auteure, anciennement affectée à la Police de l’air et des frontières
(PAF) de Paris-Orly, témoigne des dégâts causés par la « politique du
chiffre », en matière de lutte contre les immigrés « irréguliers » ou
supposés tels. Le livre décrit une mentalité, façonnée par la Hiérarchie
administrative qui somme les policiers d’« éloigner » tout « Individu
non admis sur le territoire français », réduit au simple sigle d’INAD.

On apprend ainsi qu’une supérieure hiérarchique avait oralement ordonné
aux policiers de la PAF de froisser certains passeports afin de pouvoir
les considérer comme « suspects » et de refuser ainsi l’entrée sur le
territoire. Un homme d’affaire états-unien, en transit pour Tunis, en
avait fait les frais pendant 48 heures, jusqu’à l’intervention de son
ambassade. Ainsi, les fonctionnaires de police voient leur rôle réduit à
l’inscription de « bâtons dans une colonne » intitulée « Chiffre ».

Il convient d’y ajouter un quotidien marqué par des propos racistes et
dégradants, tels que : « Voilà encore un avion de nègres ! » Ou :
« Encore des bougnoules ! ». Et ce, pour quelle réaction de la
Hiérarchie dûment informée ? L’auteur d’une telle remarque aurait été
promu.

Quant à Sihem SOUID, elle s’est elle-même retrouvée victime de brimades
et de discriminations, après avoir témoigné en faveur d’une collègue
homosexuelle systématiquement harcelée par une supérieure. Ayant déposé
plainte pour discrimination et harcèlement moral, en 2009, avec six
autres collègues, les sept policiers ont eu la déception de voir leur
plainte classée sans suite par le Parquet de Créteil en avril 2010.
C’est ainsi qu’a été déposée une nouvelle plainte avec, cette fois,
constitution de partie civile. La HALDE, également saisie du dossier,
n’a encore à ce jour publié aucun avis.

Le MRAP et SOS-Racisme prennent acte de ces témoignages fondés sur une
expérience vécue à l’intérieur même des forces de la PAF. Ils confirment
malheureusement les sévères critiques exprimées de longue date à
l’encontre de la déshumanisante « politique du chiffre ». En outre, le
livre pose aussi avec force la question des abus de pouvoir, des
comportements discriminatoires, des violations de l’éthique
professionnelle au sein des forces de l’ordre.

Les deux associations ont entamé ensemble une réflexion approfondie sur
les réponses à apporter à ces graves problèmes, notamment par la
création d’une structure susceptible d’assurer un « droit de regard »
éthique et citoyen sur les pratiques des forces de l’ordre. Il s’agit là
d’une urgence d’autant plus pressante que le gouvernement entend mener à
terme la mort programmée de la CNDS (Commission Nationale de Déontologie
de la Sécurité) dont on ne peut que saluer l’indépendance et l’exigence
morale.

Paris, le 13 octobre 2010.


--
Mouvement contre le racisme et pour l'amitié entre les peuples
43 bd Magenta - 75010 Paris - Tél. : 01 53 38 99 99
Site web : http://www.mrap.fr
Aider le MRAP : http://secure.mrap.fr
 
Omerta dans la police
 
Omerta dans la police
  • Récit (broché). Paru en 10/2010

Abus de pouvoir, corruption, trafics de statistiques et aussi racisme, sexisme, homophobie au sein même de l'institution, voici la face cachée de la police, telle qu'elle n'a jamais été décrite auparavant. Ou l'histoire d'une femme flic entrée dans la grande maison par vocation et idéalisme, elle a même démissionné d'un emploi de cadre très bien rémunéré dans le privé, qui déchante progressivement. Sortie major de sa promotion, elle avait cru que la police nationale était au service du public et des citoyens, elle s'aperçoit au fur et à mesure que l'institution républicaine n'est plus la garante des valeurs qu'elle est censée défendre et promouvoir. Le récit exceptionnel du policier Sihem Souid apporte, documents à l'appui, la preuve que la police, loin d'être une institution garante des valeurs républicaines, les bafouent régulièrement. Ce sont les coulisses d'un système qui est décrit dans cet ouvrage. Le plus édifiant, c'est que ce récit dissèque le pouvoir de nuisance de la hiérarchie policière sur ses subordonnés. Cette dernière n'hésite pas à user de menaces pour arranger la vérité. Sihem Souid, 29 ans, toujours en fonction, a décidé de briser l'omerta. Elle refuse « de laver son linge sale en famille » ainsi qu'il lui a été suggérée à plusieurs reprises. Elle est allée, accompagnée de plusieurs collègues, jusqu'à saisir la justice pénale pour dénoncer ces comportements. Ces risques, elle les a pris au détriment de sa carrière mais aussi de sa vie personnelle. Chantages, pressions, menaces, sa plainte la poursuit jusque dans sa vie de citoyenne. Ce livre est bien plus qu'un témoignage sur la police.

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27 septembre 2010 1 27 /09 /septembre /2010 18:03

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Collection TERRA aux Editions Du Croquant

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Enfermés dehors - Enquêtes sur le confinement des étrangers
Carolina Kobelinsky, Chowra Makaremi, (dir.)

Mars 2009
Centres et locaux de rétention, centres d’accueil pour demandeurs d’asile, zones d’attente, prisons… En France, comme ailleurs en Europe, la mise à l’écart des étrangers dans des lieux d’enfermement ou de résidence provisoires est devenue de plus en plus courante. Quelle est la vie réelle de ces lieux qui (...)
http://atheles.org/editionsducroquant/terra/enfermesdehors/

 

 

 

 

 

 


 

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Migrations transsahariennes - Vers un désert cosmopolite et morcelé (Niger)
Julien Brachet
Novembre 2009
Depuis le début des années 2000, les flux migratoires qui traversent le Sahara central focalisent l’attention des médias et des pouvoirs publics, tant en Afrique qu’en Europe. En dépit des obstacles qui entravent la circulation (...)
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