Hier - 10:17
Par Philippe TRIAY
Les « Saisons sauvages » de Kettly Mars
Le dernier ouvrage de la romancière haïtienne Kettly Mars effectue une plongée abyssale et lancinante au cœur
de la dictature duvaliériste. Rencontre avec l’auteur.
La
romancière haïtienne Kettly Mars © Louis-Henri Mars Romancière, poétesse, nouvelliste (elle a
aussi écrit deux romans-feuilleton), voilà vingt ans que Kettly Mars s’adonne à sa passion, la littérature, tout en continuant de travailler comme assistante administrative en Haïti. Dans
« Saisons sauvages », son dernier roman, particulièrement ciselé et haletant, elle s’immerge dans les arcanes du système totalitaire de François Duvalier et de sa cohorte de macoutes
tortionnaires. Un roman dur et envoûtant, qui explore au scalpel les tréfonds de l’âme humaine. Entretien.
Vous venez de publier votre quatrième roman, « Saisons
sauvages », aux éditions Mercure de France. Pouvez-vous en résumer la trame ?
Kettly MARS : Ce roman
peut se résumer dans son contenu et dans sa démarche. Le contenu c’est l’histoire qui se déroule sous la dictature de François Duvalier, quand elle est en train de se durcir pour arriver
jusqu’à la présidence à vie. C’est l’histoire d’une famille victime de cette dictature et de la chape de plomb qu’elle fait peser sur le pays.
L’héroïne est une femme dont l’époux est un opposant et qui a été enlevé. Elle fait des démarches pour le retrouver, et elle va frapper à la porte du chef de la police politique qui est aussi
secrétaire d’Etat. Mais par ce geste elle a frappé sans le savoir à « la porte du diable ». Commence alors pour elle une sorte de plongée dans l’abîme, une descente aux enfers, car
cet homme voit dans cette femme l’objet de toutes les convoitises et de toutes les ambitions qu’il veut réaliser à travers elle. Cette femme se découvre aussi elle-même dans cette situation
très difficile, elle apprend à se connaître et à savoir ce que signifie vraiment de vivre sous une dictature quand on en est victime.
En ce qui concerne ma démarche, c’est celle de comprendre cette dictature avec le recul puisque je suis née
et que j’ai grandi avec elle. Dans ma maturité je me suis rendu compte que je n’avais rien compris à ce qui se passait, et que je n’avais pas compris non plus quelle influence cela pouvait
avoir sur le citoyen haïtien d’aujourd’hui. C’est donc pour faire cette démarche de décantation que j’ai écrit ce livre, pour moi et mes compatriotes, et aussi pour annuler les clichés que l’on
a dès que l’on parle d’Haïti, des Duvalier et des tontons macoutes.
Je veux faire comprendre qu’une dictature c’est le même phénomène, quel que soit le pays dans lequel elle se déroule. Ce sont les mêmes paramètres, c’est la même emprise de l’homme sur l’homme
et la même lutte âpre pour le pouvoir.
En quoi cette dictature a-t-elle déterminé la vie politique et sociale
d’Haïti jusqu’à présent ?
Kettly MARS : Les conséquences sont bien évidentes, même si je ne peux pas encore
toutes les toucher du doigt. Haïti s’enfonce dans la pauvreté et le sous-développement, malgré l’aide massive que nous recevons, malgré toutes les tentatives de renverser la tendance. La
dictature duvaliériste est partie depuis moins d’un quart de siècle, mais il y a en elle les embryons de ce que nous sommes aujourd’hui. C’est à dire un peuple manipulé, et une classe moyenne
et intellectuelle qui ne sent pas un besoin d’engagement, ne se sent pas responsabilisée, et qui préfère fermer les yeux comme elle a fermé les yeux pendant trente ans de dictature pour
survivre. Nous avons survécu grâce à la compromission, et cette tendance est restée ancrée chez nous. Je me rappelle ce que c’était en février 1986 quand la dictature Duvalier est tombée.
C’était l’euphorie, c’était l’espoir à outrance, et maintenant, vingt-cinq ans plus tard, il se trouve qu’il y a encore des gens à regretter la dictature. Je me pose encore la question de
savoir pourquoi.
Le tremblement de terre qui a frappé Haïti en janvier a créé un
véritable électrochoc social, culturel et même religieux dans le pays. Quel est votre sentiment sur cet événement et ses conséquences ?
Kettly MARS : J’ai eu récemment un débat avec d’autres écrivains haïtiens et nous avons chacun notre façon d’aborder le cataclysme qui nous a frappé.
Frankétienne pense par exemple qu’Haïti est à un carrefour décisif. Ou bien le pays meurt, ou bien il renaît. Lyonel Trouillot est moins drastique, il dit que des opportunités s’ouvrent, que
c’est comme un réveil et que nous sommes maintenant en train de nous questionner car cet événement a touché toutes les couches sociales de notre pays.
Nous sommes un peuple, et le malheur qui nous frappe n’épargne personne. Il faut comprendre que cette détresse que nous avons vécue et partagée, nous devons aussi l’étendre au bonheur, à la
richesse, à l’égalité et à la fraternité. Intellectuels et artistes, nous avons également appris que nous ne pouvons pas faire seulement dans l’esthétique, mais que nous avons une
responsabilité face à ce peuple. Ce n’est pas innocent d’être un créateur en Haïti, cela ne peut pas être un passe-temps ou un hobby. C’est quelque chose qui est lourd de conséquences. Il y a
un déficit de modèles que nous devons combler auprès de notre population qui est très jeune. Nous sommes environ dix millions de personnes sur l’île dont 50% ont moins de 18 ans. Nous avons des
responsabilités. Nous devons nous réapproprier le pouvoir des mots et le pouvoir de la création pour devenir plus en osmose avec ce peuple.
Propos recueillis par Philippe Triay
Bibliographie sélective
Romans
Saisons sauvages, éditions Mercure de France, 2010
Fado, Mercure de France, 2008
Kasalé, éditions Vents d’ailleurs, France, 2007
L’Heure hybride, Vents d’ailleurs, 2005 (Prix Senghor de la Création littéraire)
Nouvelles
Un parfum d’encens, Imprimeur II, Haïti, 1999
Mirage-Hôtel, éditions Caraïbe, Haïti, 2002
Plus sur RFO
Contacter RFO