Interview avec Elike Segbor (Représentant régional du Hcr en Afrique de l'Ouest) : "Le système de rapatriement des réfugiés
mauritaniens est bloqué par l'Etat mauritanien"
Walfadjri
Quelque quinze mille Sénégalais sont réfugiés en
Gambie et en Guinée-Bissau. Les statistiques sont du Représentant régional du Haut commissariat des Nations unies pour les réfugiés (Hcr) en Afrique de l'Ouest. Au cours de l'entretien qu'il
nous a accordé, à la veille de la célébration de la Journée mondiale du réfugié (20 juin), Elike Segbor revient sur les blocages qui plombent la poursuite de l'opération de rapatriement des
réfugiés mauritaniens, bloqués au Sénégal depuis le début de l'année. A l'en croire, c'est au niveau de l'Etat mauritanien que cela stagne. Par ailleurs, il fait l'état des lieux de la
situation des réfugiés en Afrique de l'Ouest.
Wal Fadjri : Le 20 juin sera célébré la Journée mondiale du réfugié sous le thème : ?J'ai tout perdu, mais l'avenir m'appartient'. Comment expliquez-vous
ce thème ?
Elike Segbor : Le 20 juin est la Journée du réfugié. C'est une journée qui nous permet de nous souvenir de
tous les réfugiés qui sont dans le monde et qui souffrent d'être déplacés, déracinés, désorientés, d'avoir tout perdu et essayent, vaille que vaille, de reconstruire leur vie. Le thème de cette
année, c'est : ?J'ai tout perdu mais l'avenir m'appartient' qui permet de parler du sens de la perte. Le réfugié, c'est celui qui a tout perdu. Il a perdu sa famille, ses biens, tout ce qu'il
avait. Il est déraciné et se retrouve souvent seul ou avec sa famille, dans un pays où il n'a pas choisi d'aller. C'est d'abord ce sens de la perte, de la peur de l'avenir. Il ne sait pas de
quoi demain sera fait. Mais, en même temps, ?l'avenir m'appartient' parce qu'il y a cet espoir inaltérable. Et puis, les réfugiés ont foi en l'avenir, ils ne se laissent pas aller. Ils sont
certes dans la déprime, mais ils se disent toujours que demain sera meilleur. Et c'est cela qui m'impressionne le plus, c'est-à-dire cette façon qu'ils ont de s'accrocher au peu qu'ils ont et,
souvent, c'est vraiment très peu.
Wal Fadjri : A votre avis, où puisent-ils ce regain d'espoir
?
Elike Segbor : C'est d'abord humain. L'être humain croit en l'avenir. Quand vous parlez aux réfugiés, ils
disent que cela ne peut pas rester comme ça. La situation doit changer et, quelque part, ça changera. Ils ajoutent qu'ils ne peuvent pas passer cinq à dix ans ou plus dans un pays pour
rien.
Wal Fadjri : Mais les réfugiés mauritaniens qui, malgré leur volonté
affichée de rentrer chez eux, sont bloqués au Sénégal, peuvent-ils s'approprier ce thème ?
Elike Segbor : Absolument ! Et pourquoi ce thème ne pourrait pas s'appliquer à eux ? Ce sont d'abord des
réfugiés comme tout le monde. Par conséquent, ils ont le droit de garder espoir. Mais plus encore, depuis 2008, à la suite d'accord entre les gouvernements mauritanien et sénégalais et le Hcr,
dans le cadre de ce que nous appelons Accord tripartite, il a été décidé de rapatrier les réfugiés mauritaniens. Cela a commencé et a bien marché. Nous avons rapatrié près de 20 mille
personnes, exactement 19 108 personnes en deux ans, dont la majorité en 2009. Donc, il y a d'abord la réalité du rapatriement qui doit permettre aux autres qui ne sont pas encore partis de
savoir que cela va aller. Je me rappelle de quelques interviews de ceux qui sont partis. C'était poignant de voir que quelqu'un qui a passé 20 ans dans un pays, soit aussi heureux de retourner
chez lui alors que l'on aurait dû penser qu'il allait choisir de rester. Il faut dire que le peuple sénégalais a été très hospitalier, qu'ils n'ont pas souffert ici. Mais, cela ne remplace pas
le retour au pays.
Nous avons rapatrié près de vingt mille personnes en deux ans, dont la majorité en 2009. Et il reste à
rapatrier près de huit mille réfugiés mauritaniens qui se sont portés volontaires pour retourner chez eux'
Wal Fadjri : Seulement, le rapatriement devait finir depuis le 30 juin
2009 mais, tout est au point mort. Comment expliquez-vous cette situation ?
Elike Segbor : C'est assez simple. Il reste, selon nos statistiques, un peu plus de vingt-et-un mille
réfugiés mauritaniens au Sénégal. C'est vrai que, dans nos plans, il reste encore rapatrier près de huit mille réfugiés qui se sont portés volontaires pour retourner chez eux. Et on aurait dû
finir pendant le premier semestre de 2010. Malheureusement, le système a été bloqué. La partie mauritanienne a pris - je le dirai diplomatiquement - beaucoup de retard. Ce qui fait que, jusqu'à
présent, le système est bloqué. N'empêche, nous faisons beaucoup d'interventions, à tous les niveaux, pour que les convois puissent reprendre. Mais je dois avouer que, jusqu'à présent, nous
n'avons pas encore reçu de réponse positive.
Wal Fadjri : Quelles sont les raisons avancées par la partie
mauritanienne pour expliquer ces blocages ?
Elike Segbor : Il n'y a pas de raison particulière. Quand nous sommes arrivés à la fin de l'année, il était
question que l'on se revoie pour redémarrer le rapatriement dans le cadre de la commission tripartite. Mais, cette commission n'a pas eu lieu depuis six mois.
Wal Fadjri : Les responsabilités sont-elles partagées
?
Elike Segbor : Je ne dirai pas ça de cette façon. C'est la Mauritanie qui devait convoquer la réunion. C'est
ce qui avait été décidé. Mais, jusqu'à présent, il n'y a rien.
Wal Fadjri : Quand vous dites Mauritanie, c'est le Hcr mauritanien ou
l'Etat mauritanien ?
Elike Segbor : L'Etat mauritanien.
Wal Fadjri : Ce sont donc des questions qui dépassent l'action
humanitaire.
Elike Segbor : Tout à fait ! C'est pour des raisons que nous ignorons.
Wal Fadjri : Ne serait-ce pas pour des raisons politiques
?
Elike Segbor : Nous supposons que cela ne peut être que ça, puisque l'on ne nous a rien dit. C'est une
situation qui dépasse l'humanitaire. Sinon, nous sommes prêts, les camions sont prêts, les papiers également. Nous n'attendons que l'autorisation du pays d'origine des réfugiés qu'est la
Mauritanie pour reprendre. C'est aussi simple et compliqué que cela.
Wal Fadjri : N'est-ce pas là une preuve que les Négro-Mauritaniens ne
sont toujours pas les bienvenus dans leur pays ?
Elike Segbor : Je ne le dirai pas en ces termes parce qu'il y a une certaine ouverture qui a permis de
rapatrier un nombre important de réfugiés. Quel est le blocage ? J'avoue que je ne sais pas. Nous sommes en face d'une conjoncture et nous nous posons des questions. Nos collègues de l'autre
côté sont en train de voir ce qui se passe, mais ils n'ont pas encore de résultats. Est-ce seulement un blocage bureaucratique ? Est-ce que l'Etat n'a pas eu le temps de convoquer cette réunion
pour permettre la reprise de l'opération ? Je ne saurais le dire.
Wal Fadjri : La communauté internationale a-t-elle des moyens d'exercer
des pressions pour le respect de la volonté de ceux-là qui veulent retourner chez eux ?
Elike Segbor : Je ne parlerai pas en terme de pression puisqu'il s'agit d'un Etat souverain. Mais, ce que la
communauté internationale fait dans de pareils cas, c'est de rappeler le pays à ses obligations.
Wal Fadjri : Cela a-t-il été fait ?
Elike Segbor : Bien sûr que cela a été fait et cela continue à être fait. La diplomatie, c'est quelque chose
qui se fait en douce. On ne tape pas sur les tambours à gauche et à droite.
?Nous sommes en discussions avec le gouvernement sénégalais pour un grand programme d'intégration locale en
faveur des réfugiés mauritaniens qui veulent rester'
Wal Fadjri : Et malgré tout, les autorités mauritaniennes sont restées
sourdes ?
Elike Segbor : Pour le moment. Mais, nous ne désespérons pas que les opérations vont reprendre. Nous avons
les dispositifs en place dans nos têtes, même si, par la force des choses, nous serons obligés de revoir le dispositif que nous avons sur le terrain. Nous attendons et nous espérons que cela
reprendra.
Wal Fadjri : Et pour les réfugiés qui ont opté de rester au Sénégal,
comment cela va se passer pour eux ?
Elike Segbor : Nous sommes en discussions avec le gouvernement sénégalais pour un grand programme
d'intégration locale pour ceux-là qui veulent rester. Il faut rappeler que ce sont des gens qui sont là depuis plusieurs années. Mais, le fait d'être ici depuis plusieurs années ne veut pas
dire, pour autant, que la personne est intégrée. Ainsi, ce que nous allons faire, c'est de développer avec le pays d'accueil, le Sénégal qui, je dois l'avouer, est très réceptif, un programme
d'intégration locale.
Wal Fadjri : Que signifie un programme d'intégration locale
?
Elike Segbor : Lorsqu'on parle de programme d'intégration locale, on parle à la fois de l'aspect juridique de
la chose, c'est-à-dire permettre aux gens de rester ici légalement, d'avoir tous les papiers qu'il faut pour résider légalement au Sénégal. On parle aussi d'activités génératrices de revenus.
C'est bien que la personne soit là légalement, ait une résidence légale mais, il faut aussi l'aider à avoir de petits projets pour pouvoir vivre. C'est tout cela que nous sommes en train de
voir. C'est-à-dire aussi permettre à tous ceux qui sont là d'avoir tous des droits de quelqu'un qui réside légalement dans ce pays. Il s'agit de l'accès au travail, à la propriété. Nous sommes
en négociation avec le gouvernement sénégalais sur ces points. C'est compliqué parce que nos pays ont leurs propres problèmes et ce n'est pas toujours évident.
Wal Fadjri : Est-ce à dire que vous faites face à des obstacles pour la
réalisation de ce programme ?
Elike Segbor : Non, il n'y a pas d'obstacles. Les discussions se poursuivent.
Wal Fadjri : A quel niveau se situent les complications
?
Elike Segbor : Il faut aussi accepter de se mettre à la place des pays. Dans les conventions, on reçoit les
gens pendant qu'ils sont dans des difficultés avec l'espoir que, le moment venu, ils vont rentrer chez eux. Lorsque les gens veulent rester dans le pays d'accueil, c'est sûr qu'il faut voir
avec les autorités dans quelle mesure, ils peuvent le faire, s'ils peuvent rester là où ils sont ou s'il faut les recaser dans d'autres zones. Ce sont ces négociations que nous faisons dans
beaucoup de pays.
Wal Fadjri : Et quelle est l'option retenue pour les réfugiés
mauritaniens ?
Elike Segbor : Nous n'avons pas encore décidé. Mais, je peux dire, sans crainte, que la plupart de ceux qui
veulent rester, vont rester là où ils sont en ce moment.
Wal Fadjri : Nous savons également que des réfugiés mauritaniens sont
au Mali et que le Hcr devait s'occuper de leur retour. Où en êtes-vous ?
Elike Segbor : Pour ce qui est du Mali, sur la demande du gouvernement malien, nous avions, à un moment
donné, fait un recensement du côté de la ville de Kayes. Nous avions trouvé une dizaine de milliers mauritaniens dont 80 %, c'est-à-dire huit mille à peu près ont clairement exprimé leur désir
de retourner librement chez eux. Nous sommes là-dessus pour que cela se fasse. Mais il y a un certain nombre de démarches politiques à faire. Il faut amener les deux pays et le Hcr à se réunir,
d'abord, dans le cadre d'une commission tripartite, sur les modalités de retour. C'est un exercice compliqué parce qu'il faut se mettre d'accord sur le genre de documentation que le pays
demande, sur les sites de retour des gens. Il faut aussi voir les bailleurs pour avoir les moyens nécessaires pour aider les gens à se rapatrier physiquement et à s'intégrer dans leur pays de
retour. C'est du travail. Nous en sommes au début et nous espérons que tout pourra aller assez vite.
Wal Fadjri : En dehors de ces pays, vous prenez également en charge
tous les pays de l'Afrique de l'Ouest. Quelle est la situation des réfugiés dans cette région ?
Elike Segbor : Effectivement, le bureau régional du Hcr d'ici couvre tous les pays de l'Afrique de l'Ouest,
dont les quinze pays de la Cedeao. La situation des réfugiés dans cette zone a plusieurs formes. La première, peut-être la plus importante, c'est que les grandes guerres sont finies depuis des
années, notamment au Liberia et en Sierra Leone. Des élections ont eu lieu dans ces pays. Cela a permis à la communauté internationale de rapatrier plusieurs centaines de milliers de personnes
dans ces pays. Maintenant, nous faisons en sorte que le groupe de réfugiés qui reste, soit intégré. Pour la Sierra Leone, nous sommes allés très loin. Et au mois de décembre 2008, la clause de
cessation a été déclarée.
Wal Fadjri : C'est quoi la clause de cessation
?
Elike Segbor : La clause de cessation est la clause par laquelle le Hcr et le gouvernement déclarent que les
raisons pour lesquelles les réfugiés avaient fui massivement leur pays (pour ce qui est de la Sierra Leone, c'était la guerre) n'existent plus. Donc, tous les gens qui avaient fui à cause de la
guerre perdent automatiquement leur statut de réfugiés. Il restera toujours des réfugiés sierra-léonais, c'est-à-dire des gens qui pourront prouver, individuellement, qu'il y a une raison
particulière pour laquelle ils ne peuvent pas retourner. Mais ceux qui avaient massivement fui à cause de la guerre, ont perdu leur statut de réfugiés. Grosso modo, il faut retenir qu'il n'y a
plus de réfugiés sierra-léonais liés à la guerre.
"Il y a quinze mille réfugiés sénégalais. On les retrouve en Gambie et en Guinée-Bissau'
Wal Fadjri : Peut-on revenir sur la situation des réfugiés dans la
sous-région ?
Elike Segbor : Le plus grand groupe qui reste en Afrique de l'Ouest est constitué de Libériens. Ils doivent
être au nombre de soixante-quatre mille sur lesquels nous planchons en terme d'intégration locale et, éventuellement, nous allons considérer la clause de cessation puisque les conditions sont
réunies : la guerre est finie et des élections démocratiques ont eu lieu. Nous pensons que l'urgence est finie. Donc, la situation de clause de cessation s'appliquera dans un avenir proche. La
procédure normale sera suivie.
Il y a d'autres groupes de réfugiés : les Sénégalais, les Ivoiriens, les Ghanéens, les Togolais, les
Mauritaniens. Et puis, nous avons les petits groupes composés de Burundais, Rwandais. Mais, en tout et pour tout, nous avons plus de cent soixante dix-huit mille réfugiés dans la zone de
l'Afrique de l'Ouest.
Wal Fadjri : Et quels sont vos objectifs pour ces réfugiés
?
Elike Segbor : Nous avons trois objectifs pour ces réfugiés. Le plus important, c'est de les intégrer
localement là où ils sont. Pour le groupe qui reste, à l'exception des Ivoiriens qui sont dans une situation qui ne permet pas d'envisager le rapatriement, nous travaillons avec les
gouvernements pour les intégrer dans les différents pays puisque, pour la plupart, le rapatriement est terminé. Nous essayons de leur trouver une solution durable. Nous pensons que le cadre
paisible de la Cedeao nous permettra de réussir.
Le second objectif est de renforcer les capacités des pays à gérer les réfugiés. Il ne faut pas oublier que
nous n'avons pas une vocation à vie. Nous sommes l'une des rares organisations dont le succès se mesure par notre départ du pays. Quand ça marche bien, nous fermons nos bureaux. Tout de même,
nous essayons de former le pays à gérer le flux de réfugiés et nous apportons l'appui technique. Nous faisons, en quelque sorte, un contrôle de qualité.
La troisième chose que nous essayons de faire est de développer un bon partenariat avec les diverses
organisations de la société civile, les Ongs, ainsi que les institutions régionales, les banques régionales. pour qu'elles nous aident dans notre travail d'assistance aux réfugiés. Cela se
passe relativement bien. L'intégration de la zone nous offre un cadre unique pour mener à bien le travail. Je crois que c'est la seule partie de l'Afrique qui a tant de pays intégrés, qui sont
sur les mêmes normes de la Cedeao. Cela nous permet de nous mouvoir librement, de mieux intégrer les gens et d'en finir avec les gens qui sont déracinés.
Wal Fadjri : Vous aviez, tantôt, parlé de réfugiés sénégalais. Quel est
leur nombre et dans quels pays les retrouve-t-on ?
Elike Segbor : Ils sont au nombre de quinze mille. On les retrouve en Gambie et en Guinée-Bissau. Nous nous
occupons d'eux dans le cadre d'un programme d'intégration locale, non pas pour qu'ils restent là-bas toute leur vie, mais pendant le temps qu'ils vivent là-bas. Ce programme leur permettra
d'avoir les moyens de survivre et de subvenir à leurs propres besoins.
Wal Fadjri : Y a-t-il des démarches pour leur rapatriement au Sénégal
?
Elike Segbor : Il n'y a pas de démarches. En fait, ils n'ont pas demandé à rentrer. Or le rapatriement est
quelque chose de volontaire. Il n'y a de rapatriement que de rapatriement volontaire même s'il est vrai qu'il y a le rapatriement spontané, c'est-à-dire ceux qui rentrent d'eux-mêmes sans rien
nous dire. Donc, pour le moment, ils n'ont pas demandé à rentrer.
Propos recueillis par Elh Saidou Nourou
DIA
WALFADJRI DU 18 JUIN 2010